LE DÉTECTIVE À TÊTE DE CHAT REVIENT MAIS, SURPRISE, PREND LA ROUTE. UN HOMMAGE TRÈS FÉLIN À LA BEAT GENERATION QU’AURAIENT SANS DOUTE APPRÉCIÉ KEROUAC ET DE LA FONTAINE.

John Blacksad ne nous avait pas habitué à ça. Lui, le détective revenu de tout, brutal juste quand il faut, accroché à New York et aux ambiances urbaines, aux violences des gangs, des mafieux, des flicards et des politiques dans les années 50, désormais prêt à tailler la route 66 en décapotable, la moustache insouciante et les poils au vent! Etonnant dans le chef d’un héros connu pour ses polars poisseux et ses ambiances très réalistes, malgré sa tête d’animal? Pas tant que ça, à suivre la logique de ses auteurs, les Espagnols Juan Diaz Canales et Juanjo Guarnido: « Les bagarres perpétuelles, ça va avec le genre polar, mais il est logique, de la part d’un personnage que l’on veut extrêmement humain malgré son apparence, qu’il puisse s’en lasser de temps en temps. Qu’il ait envie « d’autre chose ». Et puis c’est cohérent avec la ligne chronologique que nous nous obligeons à suivre: la beat generation s’est imposée d’elle-même, et nous avions envie de l’emmener dans un récit de voyage. » Que les fans se rassurent: si la poésie sera forcément plus présente que jamais, les tueries vont bien vite réapparaître. « Lui, il veut se reposer, mais nous, on continue de le torturer.  »

Ovni animalier

Dès sa naissance en 2000, Blacksad a fait office d’ovni et d’exception à bien des règles a priori immuables en bande dessinée. Réalisé par deux inconnus, espagnols de surcroît, la série n’a évidemment pas inventé le principe de l’anthropomorphisme, au contraire très courant en BD ou en animation. Mais elle fut la première à user du principe dans un genre plus adulte, réaliste, noir et extrêmement cinématographique. Un Mike Hammer avec du poil aux pattes, entouré de toute une ménagerie qui n’est évidemment jamais choisie au hasard: son copain Weekly le journaliste est ainsi une fouine, généralement puante… « Le jeu consiste évidemment à jouer avec les clichés véhiculés par les animaux, nous expliquait récemment le duo, le nez pointé sur les ex-libris à signer par paquets de 100, à quelques minutes d’entamer une séance de signatures chez Brüsel. Ce sont des codes qui ont aussi la particularité d’être à peu près pareils, partout dans le monde. C’est pour nous, avant tout, un outil narratif précieux, qui fait l’originalité de ce polar, mais qui nous permet aussi d’exprimer beaucoup de choses sans s’appesantir dessus: dans une BD, on n’a pas le temps. Le choix des animaux nous permet d’en dire plus sans prendre plus de places. Quant au choix du chat pour Blacksad, c’était l’évidence même: un roublard, indépendant, mais capable d’agilité dans les scènes d’action. La seule hésitation, ce fut le museau blanc; il n’en avait pas quand Juan Diaz l’a inventé.  »

Le scénariste de Blacksad devait en effet, à l’origine, dessiner ce polar déjà animalier. Mais après quelques pages, il rencontre dans son studio d’animation Juanjo Guarnido qui lui assène, sûr de lui: « Laisse-moi faire! » Il leur faudra sept ans, et pour Guarnido un long passage par les studios Disney, pour accoucher de Quelque part entre les ombres, qui propulse immédiatement leur matou ténébreux dans les hautes sphères des ventes. Un succès qu’on peut qualifier d’énorme, avec près de 200 000 ventes par épisode, d’autant plus improbable que la série, certes graphiquement magistrale, se veut très exigeante et volontiers littéraire. Un style au lyrisme très espagnol, pour un polar ricain dans un format très franco-belge; difficile à caser effectivement.

Guarnido et Diaz ont évidemment puisé leur inspiration à la fois dans le principe des contes de Jean De La Fontaine et dans leur expérience dans le dessin animé, mais pas seulement: « Notre intérêt pour le dessin animalier est bien plus ancien que mon travail chez Disney, explique ainsi Juanjo Guarnido. Enfant, j’ai été très marqué par des illustrations pour la jeunesse, qui mettaient des expressions sur des têtes d’animaux eux-mêmes très réalistes. Moi je triche un peu, je leur mets des expressions très humaines. Mais je pense que ça vient de là.  »

Un souci de réalisme qui pour l’instant leur bouche les horizons en termes d’animation, qu’on pourrait prendre pourtant pour une suite logique dans la success story de Blacksad. « Mais la seule manière d’être fidèle à l’esprit de la BD, déjà très cinématographique, ce serait d’effectuer des prises de vue réelles, avec des têtes d’animaux reconstituées en 3D. Un travail plus proche de Avatar que de Robin des Bois! Mais ça demande d’énormes moyens financiers et humains. Et si nous venons de ce monde, où l’on a par exemple appris à adapter notre travail aux contraintes extérieures et à bosser en équipe, Blacksad nous offre justement une totale liberté de temps et d’action, difficile à reproduire au cinéma. »

BLACKSAD (TOME 5), DE JUAN DIAZ CANALES ET JUANJO GUARNIDO, ÉDITIONS DARGAUD, 54 PAGES.

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TEXTE Olivier Van Vaerenbergh

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