Philippe Elhem
Philippe Elhem Journaliste jazz

EVANS GATE – ENREGISTRÉ EN 1968, CE DOUBLE CD INÉDIT NOUS OFFRE LE TRIO DE BILL EVANS DANS LE CLUB OÙ, ENTRE TOURNÉES ET CONCERTS, LE PIANISTE AIMAIT MUSICALEMENT SE RÉFUGIER.

« LIVE AT ART D’LUGGOF’S TOP OF THE GATE »

RESONNANCE RECORDS. DISPONIBLE EN CD (HCD 2012) ET EN LP (CODAEX).

Au-dessus du Village Gate, l’un des clubs de jazz mythiques de Greenwich Village, Art D’Luggof, son créateur, avait fait construire en 1964 un étage supplémentaire baptisé (logiquement) Top of The Gate. Le lieu était avant tout un bar-restaurant possédant une scène qui, au fil du temps, verrait se produire des pointures telles que Jacky Byard, Monty Alexander, Ahmad Jamal, Art Blakey et même Charles Mingus. Bill Evans, pour sa part, avait fait du Gate le laboratoire où il testait de nouveaux morceaux qui viendraient (ou non) enrichir son répertoire -ce qui nous vaut d’entendre ici les premières interprétations par le pianiste de My Funny Valentine et de Here’s That Rainy Day, les débuts au concert de Yesterdays (deux versions) ou de Mother Of Earl, ainsi que la seule interprétation en public connue de Witchcraft, titre figurant sur l’historique Portrait in Jazz (1959). Cette longue aventure musicale serait restée toutefois non documentée si, un soir de 1968, un jeune homme de 22 ans, George Klabin, directeur de la programmation jazz d’une radio FM étudiante, n’était venu enregistrer les deux sets du trio, le programmateur et ingénieur du son étant autorisé à passer à l’antenne une fois (et une seule) l’intégrale d’une prestation captée sur un magnétophone stéréo « state of the Art » par trois micros (un par instrument), plaçant ainsi le piano au centre de l’image stéréophonique pour l’un des meilleurs live d’Evans -techniquement, sinon artistiquement.

Second trio

Ce qu’ignorait par contre George Klabin au moment de réaliser cette captation, c’est que, après le trio des enregistrements historiques de 1961 au Village Vanguard (avec Scott LaFaro et Paul Motian) et avant la création inespérée deux ans avant la mort du pianiste du troisième et dernier (en compagnie de deux jeunes inconnus nommés Marc Johnson et Joe LaBarbera), il allait être le premier à immortaliser le second trio « régulier » du pianiste, le contrebassiste Eddie Gomez venant tout juste d’être rejoint par Marty Morell. Mais alors que cette formation connut une vie trois fois plus longue que les deux autres réunies, elle n’a, pour autant, jamais bénéficié auprès des amateurs de la réputation de ces dernières. A l’écoute de ce double album, on perce un peu les raisons d’un désamour sans que cela ne remette en cause ni la qualité de cet enregistrement ni celle des musiciens concernés. Si Eddie Gomez était à l’époque un remplaçant presque parfait du regretté Scott LaFaro (mais celui-ci restait inimitable), dialoguant dès qu’il en avait l’occasion avec le maître, Marty Morell se pose pour sa part comme un accompagnateur -extrêmement compétent, ceci dit- qui se contente d’encadrer les deux autres. Il faut croire que cela suffisait alors au bonheur d’un pianiste s’exprimant, sur ce disque du moins, de façon nettement plus directe et rythmique, au détriment d’une partie des couleurs qui irisaient de façon si caractéristique son jeu. Bref, Bill Evans swingue comme vous ne l’avez peut-être jamais entendu tout au long des 17 plages de ce Top of The Gate, ainsi qu’en témoignent les deux versions de Round Midnight, composition-phare d’un Thelonious Monk qui, dit-on, officiait au même moment au Village Gate, soit juste au-dessous de son interprète d’un soir. l

PHILIPPE ELHEM

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