Night Fever: bienvenue au club

Le Palladium à New York. © DR
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Avec Night Fever, le musée du design ADAM se penche sur la culture clubbing. Ou comment la discothèque a pu servir de refuges aux innovations en tous genres. Visite en avant-première.

D’accord, l’expression veut que l’on « sorte » en club. Mais avant toute chose, on commence par y entrer… Généralement, cela démarre comme ça: un bruit de beat étouffé et, avant d’arriver au coeur de la bête, un long corridor sombre. Celui du Mach 2, à Florence, par exemple, donne (déjà) l’impression de tanguer. Au plafond, des néons rouges; aux murs, des plaques d’acier, qui biseautent le parcours. Et pour s’accrocher dans ce bateau ivre, une rampe jaune. Un peu comme si, avant même de s’échapper dans la danse, la réalité avait déjà changé de couleur…

L’entrée du Mach 2, ou tout du moins sa réplique, est aussi celle par laquelle le visiteur pénètre dans l’exposition Night Fever. « C’est une manière de montrer que, avant même d’arriver à la piste de danse, un premier élément de design amène le public dans un endroit différent, décalé du quotidien », explique Katarina Serulus, curatrice belge de l’événement. Coproduite par le Vitra Design Museum, près de Bâle, l’exposition a été inaugurée cette semaine au Musée du design ADAM, à Bruxelles. Son objectif: montrer comment le design et l’architecture ont investi les nightclubs, et ont contribué à en faire des mini-utopies artistiques et sociales. Car la discothèque n’a jamais été uniquement un simple lieu d’évasion et de divertissement. À cet égard, depuis quelques années, le regard est en train de changer. Notamment grâce à des ouvrages toujours plus nombreux, et des expositions (Energy Flash, par exemple, sur la culture rave, au M HKA d’Anvers, en 2016) de plus en plus fouillées sur le sujet. Celle proposée par le Musée ADAM le montre bien: sous la boule à facettes, c’est une autre vision de la réalité qui se dessine.

Voire un autre monde, ou Altro Mondo, pour reprendre le nom d’un autre club italien fameux. C’est par là que démarre le parcours, proposé par Night Fever. Dans les années 60, à une époque où le design italien était en plein boom, les premières discothèques servaient en effet de lieux d’expérimentations inédites, souvent radicales. Sur le modèle du Piper, inauguré à Rome en 1965, les clubs seront dessinés comme des endroits où l’on ne venait pas seulement danser, mais aussi assister à des concerts, des performances, etc. « C’était vraiment des lieux multidisciplinaires, où se mêlaient les approches. Un peu comme le conçoit aujourd’hui un festival comme Horst -qui mélange musiques électroniques et architecture- ou un club comme le C12, à Bruxelles, qui programme aussi des expositions. »

Tom Brus, cheville ouvrière du C12.
Tom Brus, cheville ouvrière du C12.© Hatim Kaghat

Justement, voilà qu’arrive Tom Brus, l’une des chevilles ouvrières du club en question. Co-organisateur des soirées Deep In House -l’un des gros cartons des nuits bruxelloises de ces dernières années-, il a pris en main les rênes du nouvel espace, installé dans la galerie Horta, du côté de la Gare centrale. Lancé il y a un an, le C12 n’a pas traîné pour faire sa place. La semaine dernière, lors de la cérémonie des Red Bull Elektropedia Awards, il terminait à la deuxième place du Top 50 des meilleurs clubs belges, et repartait avec le trophée du meilleur « nouveau club » (« breakthroug party/festival/club »). Autant de raisons d’interroger Tom Brus sur l’histoire racontée par Night Fever

Le grand mix

Dès sa naissance, le club « moderne » devient le refuge privilégié de la culture jeune émergente et de ses expérimentations. Y compris les plus psychédéliques. En Italie, c’est par exemple le Space Electronic, à Florence, -au plafond duquel était accrochée une toile de parachute-, ou le Bamba Issa, projet politico-dingo éphémère, imaginé dans les caves d’un hôtel de luxe, par le Gruppo Ufo. À New York, c’est évidemment l’Electric Circus, où traînera Warhol, et qui fera du Velvet Underground son groupe « résident ». Dans une vitrine, des plans d’un club dessiné sous la forme d’un dôme géodésique intrigue: jamais réalisé, le concept de club multimédia a été dessiné par un certain Jim Henson, futur créateur des Muppets…

Avec les années 70, les évasions psychédéliques commenceront toutefois à montrer leurs limites. Mais si l’utopie sixties aura vécu, les clubs resteront malgré tout des refuges. Et la fête de devenir même une forme de résistance en soi. Notamment pour la communauté noire et gay, qui s’empare du disco et en fait la bande-son de son émancipation. À cet égard, le film Saturday Night Fever, sorti en 1977, sera à la fois son triomphe et sa plus grande capitulation. Il consacrera cette musique, tout en la « blanchissant » et en la remettant dans un cadre hétéro plus rassurant. « Il représente bien le paradoxe d’une culture underground devenue mainstream », explique Katarina Serulus. De fait, la discothèque est à la fois le lieu de tous les excès, de toutes les frimes -le fameux Studio 54 et ses fêtes orgiaques qui attiraient tout le gratin du show-biz- et un espace d’expression unique, dans lequel pouvaient se retrouver les communautés marginalisées -comme le Paradise Garage de Larry Levan, qui donnera au clubbing une dimension quasi mystique, rassemblant une foule très mixte dans un grand oecuménisme disco. Sous une reproduction en néon du fameux logo du Paradis Garage, Tom Brus explique: « Au-delà de la musique, ce qui m’a toujours attiré dans le club, et la nuit en général, c’est précisément de pouvoir rassembler dans un même lieu des gens qui d’ordinaire ne se croisent jamais. D’ailleurs, quand on a lancé les soirées Deep In House, nous avions tous les trois des backgrounds très différents. Aujourd’hui, ça reste toujours quelque chose de très important pour moi: l’idée de créer un moment qui soit déconnecté de la réalité du quotidien et qui permette d’autres rencontres. Cette mixité, on veut absolument la préserver. »

Installation immersive au coeur de l'expo.
Installation immersive au coeur de l’expo.© Mark Niedermann

Quitte à devoir parfois sélectionner à l’entrée? C’est un autre paradoxe de la culture clubbing, à la fois ouverte et discriminante. À la porte des boîtes, les videurs se transforment bientôt en « physionomistes », faisant le « tri » dans les candidats au dancefloor. « Avec tout ce que ça peut avoir d’excluant, même si le but est justement de préserver une certaine diversité, de protéger en quelque sorte l’utopie », glisse Katarina Serulus. À Bruxelles, au début des années 80, le Mirano incarne bien cet état d’esprit. S’inspirant à la fois du Studio 54 et du Palace à Paris, il mélange yuppies branchés et marginaux flamboyants, hétéros friqués et homos décomplexés. Aux platines, Jean-Claude Maury réussit à faire danser sur des musiques très différentes. Il met ainsi au point une vision du mix qui va influencer bien au-delà des portes du Mirano: DJ Alfredo, notamment, légende d’Ibiza, créateur du courant Balearic, racontera qu’il aura été profondément marqué par la conception musicale de Maury. Dans une vitrine de l’expo, des cassettes audio du DJ aujourd’hui décédé ont été alignées, telles des reliques. Katarina Serulus: « J’ai réussi à retrouver sa veuve qui avait conservé pas mal de choses. Dont ces cassettes, que nous avons pu numériser dans le studio de David et Stephen Dewaele (alias Soulwax/2 Many DJ’s, NDLR), à Gand! »

Around the world

Si le nom de Jean-Claude Maury est devenu culte avec les années, il n’a cependant jamais bénéficié de la starification que connaissent aujourd’hui les DJ. « Au Mirano, le DJ était important. Mais pas plus que celui qui était derrière le bar. » À l’Haçienda de Manchester, par exemple -dont un bout de plancher est exposé-, le DJ jouait littéralement dans la cave, n’apercevant que les pieds des danseurs. Comme le montre l’exposition, c’est à partir des années 2000 que les choses vont rapidement évoluer. La dance music va devenir mainstream, les clubs vont devenir des marques, et les DJ, des demi-dieux. « Auparavant, les boîtes pouvaient notamment investir dans des décors extravagants, qui étaient changés régulièrement. Mais petit à petit, ce budget a été absorbé par les cachets des artistes. » Tom Brus confirme: « Oui, c’est un poste très important », grince-t-il. « Mais on ne veut pas pour autant mettre le DJ sur un piédestal. Chez nous, il se retrouve au milieu des gens. On pense que ça crée une autre ambiance. Tout le monde n’est pas en train de fixer le DJ booth et de danser dans la même direction. »

L'espace consacré au Paradise Garage de Larry Levan.
L’espace consacré au Paradise Garage de Larry Levan.© Mark Niedermann

Aujourd’hui, la culture clubbing semble bel et bien à un carrefour. Le nombre de clubs semble diminuer de plus en plus. Et ce, pour des raisons multiples : de la concurrence des festivals à l’arrivée d’applications comme Spotify (qui permet encore plus facilement de se faire sa propre soirée, sans sortir de chez soi) ou… Tinder (la boîte n’étant plus un moyen de rencontres privilégié), en passant par un changement de mentalités, où une nuit d’excès est devenue moins attirante qu’une certaine hygiène de vie -même le Ministry of Sound, classique dance des nuits londoniennes, a ouvert un club de fitness… La nuit ne ferait plus recette, du moins en Europe occidentale. « Aujourd’hui, c’est probablement plus en Europe de l’Est que ça se passe, explique par exemple Tom Brus. Tout le monde parle du Bassiani, par exemple (club de Tbilissi, en Géorgie, installé dans les caves du stade de foot, et qui utilise une ancienne piscine comme piste de danse, NDLR). Je n’y suis jamais allé, mais je peux imaginer que l’on y retrouve l’énergie qui régnait ici dans les années 90, pendant la période rave. Ce sont aussi souvent des pays qui sont assez répressifs par rapport à la communauté gay, qui trouve dans les clubs des lieux plus ouverts. »

À l’Ouest, rien de nouveau donc? L’expo nuance le propos. Car la situation a aussi permis de développer de nouveaux formats, de nouvelles opportunités. Au mix passe-partout des DJ assis sur leur nouvelle notoriété, les frères Dewaele et James Murphy (LCD Soundsystem) ont répondu avec Despacio: un soundsystem quatre étoiles, qui privilégie la qualité sonore et l’immersion aux grands effets de manche, le DJ restant d’ailleurs planqués dans un coin.

Par ailleurs, la culture de la nuit est de plus en plus souvent envisagée comme un vrai ressort économique et marketing, et plus seulement comme la source de nuisances sonores et de problèmes de voisinage. Berlin est l’exemple type d’une ville qui s’est forgé une identité autour des musiques électroniques. En 2016, le Berghain, sans doute le club le plus célèbre du monde, a ainsi obtenu d’être considéré non plus comme un lieu de divertissement, mais comme un espace culturel à part entière. En toute fin de parcours, on peut d’ailleurs tomber sur une maquette de l’ancienne centrale électrique, reconvertie en temple techno. Réalisée par l’artiste Philip Topolovac, elle est ironiquement intitulée I’ve never been to Berghain -ceux qui ont fait plus d’une heure de file avant d’être recalés sans explications apprécieront…

Tom Brus, lui, n’aura pas ce problème. Tout de suite après la visite, il filera en effet prendre son avion, direction Berlin. « C’est vrai qu’au Berghain, on n’est jamais certain de pouvoir rentrer. Mais cette fois, on connaît le DJ pour l’avoir fait notamment jouer chez nous. Du coup, il nous a mis sur la guest-list. C’est plus pratique. » (sourire) The party never ends…

Night Fever, Designing Club Culture 1960-Today, au Musée ADAM, Bruxelles. Jusqu’au 05/05. www.adamuseum.be

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