Bernard Friot
Choisi par notre rédac chef invité, le sociologue Bernard Friot raconte, dans un recueil d’entretiens, toute une vie de lutte pour la reconnaissance des liens entre salaire et travailleur plutôt qu’entre salaire et fonction.
Le cheveu blanc soigneusement peigné en arrière, le visage émacié, le front barré de trois lignes soucieuses, le regard gris perçant au travers de grandes lunettes qui rappellent les années 50: Bernard Friot a un physique d’aigle. Pourtant, cet économiste qui a un jour décidé d’abandonner sa discipline pour se tourner vers la sociologie, moins sclérosée par les dogmes d’une orthodoxie insupportable, est un homme doux. Cette douceur, c’est celle du militant revenu de tous les fronts, du syndicaliste qui connaît par coeur les rouages du pouvoir et du communiste qui a pris la mesure du poids du capitalisme sur nos sociétés. Mais elle ne l’empêche pas d’être tranchant quand il faut -surtout lorsque le débat touche à ce qui est depuis toujours son cheval de bataille: la question du salaire des travailleurs. Bernard Friot s’est rendu célèbre en soutenant une proposition qui fait invariablement lever au ciel les yeux des technocrates: pour lui, le salaire devrait cesser d’être indexé à la fonction du travailleur mais être attaché à sa personne. Il appelle ça » le salaire à la qualification personnelle« . Cela veut dire quoi? Tout simplement que ce qui déciderait du versement d’un salaire ne serait plus le caprice d’un employeur, mais les qualifications et le parcours propres à chaque individu -sur le modèle, obtenu de force par les communistes après la Seconde Guerre mondiale, de la pension. Quand on lui parle de » revenu universel« , toutefois, Bernard Friot fait la moue. À ses yeux, il s’agit là d’une » roue de secours » du capitalisme -d’une manière d’asservir encore davantage les travailleurs à une machine de production dont ils sont les rouages, mais dont ils ne touchent pas les produits.
Balayer les illusions
Dans son modèle, le salarié reprendrait la place centrale -tandis que l’entrepreneur serait avant tout un lanceur de projets, qui aurait à convaincre des individus qui n’ont pas besoin de lui du bénéfice qu’il y aurait à le suivre dans son aventure. Pour autant, il ne s’agirait pas, en rattachant le salaire à la personne, de fabriquer une société de fainéants. Au contraire, parce que c’est la personne et non la fonction qui déciderait du niveau de revenus, la qualification de la personne redeviendrait un véritable enjeu, qui pourrait pousser les travailleurs à se perfectionner sans cesse, à faire de leur vie et de leur savoir l’objet de leur véritable travail. Lorsqu’arrive le moment de la pension, c’est en effet le dernier salaire qui décide du montant de celle-ci -du moins, dans le modèle d’après-guerre, que les gouvernements successifs n’ont cessé de vouloir détricoter au projet de l’idée de pension volontaire extralégale. En proposant l’instauration d’un » salaire à la qualification personnelle« , ce que voudrait Bernard Friot, c’est que cette intuition fondamentale préside aussi à l’allocation des salaires. Pour cela, bien sûr, de nombreuses illusions doivent être balayées -notamment celles qui servent à effrayer les nouvelles générations. Bernard Friot l’a démontré: le chômage des jeunes est un mensonge -car cette appellation passe sous silence que les jeunes en question sont ceux qui sont à la recherche d’un emploi, ce qui ne représente, pour les plus basses tranches d’âge, qu’un petit tiers. Lorsqu’on annonce un chômage des jeunes à 25%, il faut donc comprendre: 25% de 30% -donc 1 sur 12, ce qui est la même proportion que pour toutes les autres tranches d’âge. Pour Bernard Friot, il en va de ce combat comme de tous les autres qu’il mène: contre l’idéologie économique capitaliste, qui ne recule devant aucun truc de rhétorique pour raffermir sa prise sur la vie des travailleurs, il faut rétablir les droits à la vérité, aux faits. Car, aux yeux de ce chrétien profond, qui se définit autant comme homme de foi que comme communiste, la possibilité d’un monde meilleur demeure encore et toujours devant nous -mais ici même, sur cette Terre que Dieu nous a donnée.
Bernard Friot et Judith Bernard, Un désir de communisme, éditions Textuel, 160 pages.
Dixit Nicolas Michaux
« Bernard Friot est un peu l’avocat de l’extension de la sécurité sociale, au-delà des questions de soin de santé. C’est pour cela que nous l’avons invité le 7 octobre prochain (NDLR: au théâtre Marni, à Ixelles) pour nourrir la réflexion sur le statut de l’artiste et des producteurs culturels en général. Soyons clairs: si l’on devait compter sur le marché pur, en Belgique, on ne pourrait quasi plus sortir de disque, faire des films ou monter des spectacles. Parce que tout dépend des subventions. Peut-on admettre cela? Se dire que le marché ne joue finalement qu’un petit rôle dans l’économie des producteurs culturels? Et à partir de là, imaginer des solutions, lancer des réflexions, pourquoi pas une sécurité sociale de la culture, où créateurs et utilisateurs pourraient se retrouver selon d’autres modalités? En tout cas, ce qui est certain, c’est que le « monde d’avant » n’est pas une solution: c’était déjà un peu la mouise et le règne de la débrouille… »
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