Berlusconi, face et profil: « Le défi était de capter le parfum de son moi intérieur supposé »
Dix ans après avoir croqué Giulio Andreotti de saisissante façon dans Il Divo, Paolo Sorrentino s’attaque à Silvio Berlusconi dans Loro, un biopic comme lui seul peut les imaginer…
Lire aussi notre critique: Loro (Silvio et les autres), fascinante biographie subjective de Berlusconi
« Tout est documenté, tout est arbitraire« , précise l’avertissement précédant Loro, le nouveau film de Paolo Sorrentino, une biographie hautement subjective de Silvio Berlusconi, figure majeure de la politique italienne contemporaine, qu’il n’a certes pas contribué à tirer vers le haut -doux euphémisme. « Il Cavaliere », le réalisateur napolitain en fait une sorte de monarque autour duquel papillonnent cour et courtisan(e)s en un ballet incessant. Et si l’heure est au bunga bunga et à l’étalage de vulgarité allant de pair, il plane aussi sur ce film un parfum tenace de fin de règne, et pas seulement parce qu’il croque le leader de Forza Italia à un moment où il n’est pas au pouvoir, en 2006: « Cette période me semblait très intéressante parce que Berlusconi se révèle non quand il est au pouvoir, mais quand il lui faut le conquérir, explique Sorrentino, que l’on retrouve dans un hôtel parisien en compagnie de son acteur fétiche, Toni Servillo – Loro, où l’acteur campe Berlusconi, est leur cinquième collaboration. C’est la raison pour laquelle nous l’avons imaginé dans la prison dorée de sa villa, alors qu’il réfléchit à la manière de revenir au pouvoir. À cet égard, Berlusconi est différent d’Andreotti: ce dernier appréciait l’exercice du pouvoir, alors que Berlusconi est plus intéressé par sa conquête, et le chemin qui y mène. »
Giulio Andreotti, la comparaison n’est bien sûr pas innocente: il y a dix ans d’ici, Paolo Sorrentino signait une première incursion dans le monde politique transalpin avec Il Divo, portrait magistral du leader inamovible de la Démocratie chrétienne. Le voilà qui récidive aujourd’hui avec Berlusconi, sans pour autant repasser les plats, un monde séparant les deux hommes -ce que traduisent limpidement les deux films qui, s’ils se rejoignent dans leur côté baroque, n’en sont pas moins d’essence différente: « Andreotti était caractérisé par l’intériorité et l’immobilité, et le grand défi cinématographique résidait dans la capacité à surligner cette intériorité, et à transformer l’immobilité en une vitalité qui était totalement étrangère au personnage. Le problème pour Berlusconi se situe à l’exact opposé, en ce sens qu’il n’a pas plus d’intériorité que d’immobilité, au contraire même, il est extrêmement dynamique, et le défi, dans son cas, était de capter le parfum de son moi intérieur supposé. » Loro s’y emploie dans une geste grinçante, dont la bouffonnerie n’exclut pas une certaine ambiguïté -en quoi le cinéaste excelle. Après The Young Pope, l’impeccable mini-série télévisée qu’il signait tout récemment, et dont il devrait entamer le tournage de la seconde saison prochainement, Sorrentino confirme, au passage, son attrait tout particulier pour les hommes de pouvoir. « Raconter et explorer des relations de pouvoir constitue mon intérêt principal, relève-t-il. Ces rapports de force existent entre les individus, entre les hommes et les femmes, et sont encore amplifiés chez ceux qui exercent le pouvoir. Les décrire, ainsi que leur impact sur d’autres gens, est ce que j’apprécie… »
Le portrait d’une époque
Au-delà de celui des individus, et de leurs luttes intestines, déclinées d’ambitions en trahisons, de rancoeurs en coups fourrés, le film fait aussi le portrait d’une période-charnière, un moment de bascule dont l’on n’a pas encore fini de mesurer les effets, et incarné jusqu’à la caricature par un Berlusconi symbolisant, aux yeux de Toni Servillo, une sorte de « super-italianité ». « Berlusconi avait d’incroyables capacités de séduction, renchérit Paolo Sorrentino alors qu’on le questionne sur la longévité paradoxale d’un homme ayant traîné son lot de casseroles (et annonçant à sa façon qu’il n’y aurait là plus rien de rédhibitoire). Il était en outre farouchement déterminé et doté d’une vitalité peu commune. Il s’agit aussi d’une période particulière dans l’Histoire de l’Italie, qui connaissait de grands changements: Berlusconi a comblé le vide qui s’était créé dans le paysage politique après la disparition des partis. Cette explication n’est cependant pas exhaustive: il y aurait lieu de procéder à une analyse plus vaste pour comprendre l’histoire incroyable de cet homme et les raisons plus profondes qui lui ont permis d’exercer le pouvoir si longtemps. »
Un phénomène que Toni Servillo tente d’objectiver, portant un regard acéré sur l’avènement du berlusconisme. « Berlusconi possédait trois chaînes de télévision, de nombreux journaux et des agences de publicité. Avec lui, la politique italienne est devenue une sorte de produit de consommation. Et l’image des politiciens a mué vers un concept où il s’agissait de pénétrer les électeurs suivant une approche publicitaire. Les intellectuels ne sont pas seuls à voter, tout le monde se rend aux urnes, et les électeurs sont des gens qui regardent la télévision, et perçoivent des messages d’une manière peut-être différente de la nôtre. Voilà les piliers sur lesquels s’est construite cette longue période de règne: Berlusconi est arrivé au pouvoir sans la moindre expérience politique et a construit un parti comme s’il s’agissait d’une entreprise. Dans la foulée, il a tenté de développer ce parti en recourant aux mêmes stratégies que dans la publicité. Ça a produit des changements considérables, ayant impacté la qualité même des échanges et de la politique. Il y a définitivement un avant et un après Berlusconi, que l’on a perçu jusqu’en dehors de l’Italie. » Avec pour corollaire non anodin, une vulgarité omniprésente, dont le film rend compte dans un mélange d’attraction et de répulsion, allant jusqu’à lui conférer une grande beauté -on est chez Sorrentino, après tout: « Le coefficient de vulgarité est typique de ces années, où elle était très répandue et absolument évidente, conclut le cinéaste. Mon film ne fait jamais que la transposer à l’écran, comme on le ferait de la réalité ou de la violence. Que cette vulgarité soit séduisante fait en quelque sorte partie du jeu, il ne m’appartient pas de surligner combien elle est néfaste, négative ou insupportable. Le public est suffisamment intelligent pour juger par lui-même…«
C’était il y a un peu plus de dix ans: présentés l’un et l’autre en compétition à Cannes, Il Divo, de Paolo Sorrentino, et Gomorra, de Matteo Garrone, consacraient l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes italiens, laissant Nanni Moretti un peu moins seul… Après avoir longtemps semblé courir derrière sa gloire passée, le cinéma transalpin a connu, ces dernières années, un regain d’inspiration manifeste. Si Garrone, avec Dogman, et Sorrentino, avec Loro, en sont toujours les incontestables figures de proue, d’autres leur ont emboîté le pas, leurs films, non contents de faire le bonheur des festivals, connaissant désormais une diffusion plus large. Ainsi d’Alice Rohrwacher -la soeur d’Alba, le visage diaphane de cette nouvelle vague-, dont Lazzaro Felice vient souligner la singularité du regard, quatre ans après Le Meraviglie.De Laura Bispuri, auteure de deux longs métrages aussi âpres que remarqués, Vergine giurata et Figlia Mia. Ou encore de Saverio Costanzo, parti sur des bases austères avec Private et In Memoria di me, avant de signer une mémorable adaptation de La Solitude des nombres premiers, de Paolo Giordano, suivie d’une expérience américaine non moins concluante avec Hungry Hearts. Et l’on ne cite que pour la forme Luca Guadagnino, le réalisateur de Amore, dont Call Me by Your Name est venu rappeler, il y a quelques mois, un talent aussi insolent que polyvalent -démonstration dans quelques jours encore avec une version toute personnelle de Suspiria, le film culte de Dario Argento.
Même effervescence côté documentaire, avec les films de Roberto Minervini, récompensé tout récemment à Londres pour What You Gonna Do When the World’s On Fire?, tourné dans une banlieue black de La Nouvelle-Orléans, et, bien sûr, de Gianfranco Rosi, primé à Berlin pour l’incontournable Fuocoammare, autour du drame des réfugiés tentant d’aborder à Lampedusa, après l’avoir été à Berlin pour Sacro GRA, explorant le quotidien des habitants concentrés autour du grand ring de Rome. Une même fibre toute documentaire irrigue par ailleurs L’Intrusa, de Leonardo Di Costanzo, portrait d’une travailleuse sociale confrontée à la présence souterraine de la mafia napolitaine, qualité que l’on retrouve également dans A Ciambra, de Jonas Carpignano, récit d’apprentissage fictif inscrit dans l’âpre réalité calabraise. Et expression brûlante d’une vitalité retrouvée…
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici