Ainsi donc il est possible de gagner même quand on a… perdu. Un oxymore inventé spécialement pour le FN de Marine Le Pen qui, rappelons-le pour les grands distraits, s’est pris les pieds dans le tapis du second tour des élections régionales françaises dimanche dernier après avoir remporté haut la main (de fer) le premier round.

Stoppée in extremis par la digue républicaine construite sans enthousiasme, dans le désordre et dans l’urgence, la vague brune n’en a pas moins remporté une victoire symbolique lors de ce scrutin en faisant la démonstration que les esprits d’une frange non négligeable de la population étaient désormais perméables aux idées d’extrême droite, bien au-delà du simple message de protestation envoyé aux familles politiques traditionnelles.

Du coup, avec les mêmes têtes des deux bords démocratiques aux manettes et peu de chance de voir le ciel social et économique s’éclaircir dans l’immédiat -et on ne parle même pas du volet sécurité qui est le meilleur allié du FN-, le risque est grand que la prochaine soit la bonne pour le clan Le Pen. Après tout, les présidentielles, c’est dans moins de deux ans…

Un mauvais remake de 2002 en somme -quand Le Pen père avait grillé la politesse à Jospin au premier tour de l’élection suprême-, l’adhésion massive et la respectabilité du FN en plus. Fini l’épouvantail haineux habitué aux dérapages verbaux facile à caricaturer. Le nouveau Front se fond dans le paysage mondialisé. Il a poli son langage, remisé la rhétorique morbide et relégué à l’arrière-plan ses crânes rasés au profit de militants aux faux airs de jeunes cadres dynamiques. La menace de voir notre voisine et cousine par alliance linguistique céder aux avances du grand méchant loup déguisé en Marianne modèle n’est donc pas écartée, loin s’en faut. Le loup a reçu un coup de bâton sur la tête mais rôde toujours dans les parages.

Il est trop tard pour encore se contenter de se pincer le nez quand on évoque le programme du FN. Sur ses thèmes de prédilections, la sainte trilogie sécurité, immigration et économie -qui se résume en gros à rétablir les frontières, réserver les emplois aux Français, passer les banlieues au Kärcher et à ressortir les vieux francs, ce qui revient à détricoter le chandail de l’Europe qui nous a quand même tenu chaud pendant 80 ans-, sur ces thèmes-là il est déjà effrayant d’irresponsabilité et d’anachronisme, mais quand on passe à la loupe ses maigres propositions culturelles, on comprend vraiment que les Français sont mal barres s’il passe.

Trois mots reviennent sans cesse dans le discours: populaire, patrimoine et identité. Un emballage sémantique et cosmétique synonyme d’épuration artistique pure et simple. Un permis de chasse à ce multiculturalisme bâtard honni. Quand on projette de couper les fonds aux institutions qui initient les jeunes, les vieux à l’avant-garde, comme les Frac, ces pôles culturels décentrés, quand on déclare qu’il faut museler les esprits dérangés qui produisent de l’art dégénéré pour quelques happy few, on condamne de fait au silence tous ceux qui ne chantent pas les beautés de la France éternelle ou qui peignent autre chose que des paysages marins.

Le FN se complait dans une vision pasteurisée et propagandiste de la culture: ok pour les grandes institutions vitrines (encore que, L’Origine du monde de Courbet, on le descend à la cave), ok pour les manifestations folkloriques. Mais plus un balle pour les artistes (fainéants) qui profitent du système, ni pour toutes les formes d’expression qui pensent, interrogent, contestent la société et ses évolutions, bonnes ou mauvaises, du rap à l’art contemporain, cette vaste fumisterie élitiste éloignée des « vraies » préoccupations du peuple.

Voter pour le repli identitaire ce n’est pas que voter pour son petit confort, c’est se rendre complice de l’assèchement de la source artistique qui alimente en aval toute la création et, par capillarité, la vie dans son ensemble. Un geste subversif aujourd’hui dans un spectacle de danse pointu, c’est peut-être demain une scène culte dans un film populaire. Entre les mains du FN, la culture, et avec elle notre horizon mental, se résume à une série télé sans goût ni saveur dont tous les épisodes se ressemblent, un peu comme si on était enfermé dans le soporifique Derrick.

Et puis comme disait Jean-Pierre Bacri, entre la peste de l’extrême droite qui insulte l’intelligence et le choléra d’une démocratie imparfaite à la moralité parfois douteuse, on choisit le choléra parce que ça se soigne.

PAR Laurent Raphaël

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