UN SIÈCLE APRÈS SA NAISSANCE, LA PENSÉE MULTIFORME DE ROLAND BARTHES CONTINUE À ESSAIMER ET SA PERSONNE À FAIRE MYSTÈRE. QUI ÉTAIT VRAIMENT L’AUTEUR DE MYTHOLOGIES? TIPHAINE SAMOYAULT LUI CONSACRE UNE BIOGRAPHIE SOMME, VASTE TRAVAIL D’ÉRUDITION QUI NOUS REND L’ÊTRE BARTHES INCROYABLEMENT PROCHE. RENCONTRE.

Ni philosophe ni romancier, mais toujours exactement un peu des deux dans tout son travail, classique et moderne, intellectuel mais buissonnier, Roland Barthes (1915-1980) a largement dérangé la manière, toujours plus claire, incarnée, vibrante, de penser la théorie et la littérature -la manière de penser tout court. A la tête d’une oeuvre multipiste, tout à la fois anachronique et précurseur, l’empereur des signes aurait eu 100 ans cette année. Exposition à la BnF parisienne (jusqu’au 26/07), publication d’inédits au Seuil (Roland Barthes, Album. Inédits, correspondances et varia) et hommages d’anciens élèves (Pour Roland Barthes de Chantal Thomas ou L’Amitié de Roland Barthes de Philippe Sollers, à paraître): les occasions de commémorer sa figure tutélaire se bousculent. Intellectuel chaleureux, linguiste amoureux et sémiologue romanesque, l’auteur de La Chambre claire n’a jamais cessé d’associer pensée et plaisir. Auteur de best-sellers accueillants (Fragments d’un discours amoureux, Mythologies) et de textes charnières dans l’Histoire de la pensée (S/Z, Le Neutre, La Préparation du roman, Le Plaisir du texte), celui qui fut élu professeur au Collège de France sans avoir jamais défendu de thèse prouve à bien des égards son impeccable modernité. La biographe Tiphaine Samoyault vient encore la souligner dans une somme passionnante, vivante et érudite -à son image.

Quelles sont les circonstances qui ont rendu cette nouvelle biographie de Roland Barthes possible, et pertinente?

Tout a commencé avec la volonté du frère toujours vivant de Roland Barthes d’ouvrir les archives, c’est-à-dire d’autoriser quelqu’un à entrer pour la première fois dans ses papiers personnels. Je me suis donc rendue dans l’appartement de Barthes rue Servandoni. Les lieux étaient restés relativement en l’état -l’appartement a depuis été entièrement vidé et vendu. C’était très émouvant: une époque s’achevait. C’est dans le bureau -que Barthes a toute sa vie singulièrement appelé sa « chambre« – que j’ai consulté ses agendas, et certains journaux inédits, que je suis la première personne à avoir ne serait-ce que regardés.

Qu’avez-vous découvert de l’organisation de sa pensée en les consultant?

Ce qui a été fascinant, ça a été de voir que Barthes ne travaille pas à solidifier un matériau épars, contrairement à de nombreux écrivains ou penseurs, qui procèdent en donnant progressivement forme à une suite de brouillons par exemple. Chez Barthes, c’est tout à fait l’inverse: il travaille à « fragiliser » peu à peu un matériau dense et continu. C’est par exemple très symptomatique à l’occasion de ses voyages au Maroc, au Japon, etc.: il tient alors un journal dans des cahiers, soit une forme stabilisée, successive. Et lorsqu’il rentre, il dépèce ce matériau construit, de sorte à n’en retenir que quelques éclats, que quelques bribes d’écriture qu’il intègrera ensuite sous forme de fiches à ce qu’il appelait « le grand fichier »: au départ un fichier d’étudiant classique (repérages bibliographiques, notices lexicographiques…) qui devient au fil du temps dépositaire de l’ensemble de sa vie -il y consigne des idées et des projets, mais aussi des réflexions intimes, des choses vues, des réflexions d’amis, des désirs -tout ce qui lui tient à coeur. Presque comme un journal. Il y a chez lui ce souci de décomposer les formes traditionnelles du livre et du discours, fondées sur l’ordre, le système, le continu. A cet égard, l’une des grandes découvertes des archives aura été de voir qu’à son époque, Barthes inscrit des gestes, des manières de disposer le savoir et la transmission qui sont complètement celles qu’on expérimente et qu’on met en oeuvre avec l’hypertexte et Internet aujourd’hui.

L’actuelle commémoration unanime cache sans doute un peu du rapport assez problématique de Barthes à la légitimité de son vivant. Il avait un profil largement iconoclaste…

La question de sa légitimité a toujours été compliquée pour lui. Barthes est à la marge, à la fois par le milieu d’où il vient, et qui fait qu’il vit son adolescence dans une assez grande pauvreté, et ensuite du fait de la maladie, et des séjours prolongés en sanatorium (il y soigne sa tuberculose, ndlr) qui l’excluent après la terminale des circuits institutionnels et des voies de reconnaissance de l' »intellectuel français ». Barthes n’est ni normalien, ni agrégé: il entretient un rapport très intense à la lecture et au livre mais pas aux formes traditionnelles de savoirs. Au contraire de Derrida, Foucault ou Lévi-Strauss, qui publient des travaux de longue haleine, courant sur des milliers de pages, Barthes n’adosse pas ses pensées à une recherche en profondeur, rationnalisée, il n’a produit aucune somme érudite à laquelle adosser son savoir. Il y a d’ailleurs chez lui un déport permanent d’un sujet vers l’autre qui conduit certains à le taxer d’éclectisme, voire d’opportunisme. C’est quelqu’un qui reçoit des signes de légitimation considérables de son vivant des points de vue médiatique et institutionnel (l’entrée au Collège de France en 1976), et qui en même temps se sentira toujours imposteur -mais il fera aussi de ces aléas, de cet écart, une force, rendant sa pensée très singulière.

Barthes n’a eu de cesse de mêler décisions intellectuelles et motivations privées, objectivité scientifique et indices personnels: est-ce quelque chose qui a marqué son travail d’une indépassable originalité?

Contrairement aux textes de savoirs qui s’inscrivent traditionnellement dans une communauté de scientifiques ou d’intellectuels déjà instituée, sans viser au-delà, Barthes est quelqu’un qui cherche à faire du lien. Ce lien, il le crée en partant de lui-même: il n’abstrait pas son discours. C’est exemplaire dans les Fragments d’un discours amoureux, l’un de ses textes les plus lus, les plus populaires, véritablement transgénérationnel, un livre d’une très grande originalité: le sujet lui est soufflé par son expérience d’une passion amoureuse douloureuse (son histoire avec Roland Havas, ndlr). Une expérience qu’il va communiser, très concrètement: prélevant un certain nombre de fiches personnelles de son « fichier », il va ensuite en faire un cours universitaire sur le discours amoureux, dans lequel il va demander à ses étudiants de prendre en charge ces notions. Et puis, il va également baser son discours sur une lecture extérieure qui est Les Souffrances du jeune Werther de Goethe. Il va alors combiner dans le texte final ces trois dimensions -personnelle, commune et littéraire- qui vont faire des Fragments un livre à la fois pour tous et pour chacun. Qui atteint non pas la généralité de l’universel, mais une généralité du commun. Et c’est beaucoup plus fort: je ne connais personne qui ait lu les Fragments et qui ne se soit pas immédiatement reconnu dans l’une de leurs scènes…

C’est la même pulsion pour Mythologies, sur un plan non plus intime, mais sociologique, ou sociétal?

Oui: si Barthes y avait cédé à la simple analyse idéologique ou au jugement, ses Mythologies, sorties en 1957, seraient complètement démodées aujourd’hui. Mais il y active un principe qui est celui du fantasme, du désir: il y a d’abord une projection très forte de soi dans l’objet. Je pense à l’entrée sur le catch: bien sûr, il y déconstruit les mécanismes idéologiques du spectacle de catch. Mais on sent dans le même temps qu’il aime ça: il y a un plaisir de la description, lié au fait qu’à cette époque, il allait voir des combats à l’Elysée Montmartre deux ou trois fois par semaine, en compagnie de Michel Foucault, et que cela faisait sans doute partie d’une certaine culture underground homosexuelle. C’est la même chose quand il parle du visage de Greta Garbo: il s’attèle à montrer tous les mécanismes de langage qui créent la manipulation du spectateur mais en même temps, il les décrit avec gourmandise -avec sensualité même. Et c’est cette attention ultra sensorielle au monde qui l’entoure qui permet à ses textes de conserver leur force aujourd’hui.

Barthes a été régulièrement tenté par l’invention romanesque. Vous montrez qu’à la fin de sa vie, il pensait à écrire un roman. A quoi aurait-il ressemblé?

Il y a chez lui une attention très forte au langage, la recherche perpétuelle d’une forme, un désir d’écrire, d’être reconnu comme écrivain. Dans tout ce qu’il écrit, même les textes les plus théoriques, l’écrivain est présent: c’est quelque chose qui trace une ligne absolument continue dans sa vie. Dans son cours intitulé La Préparation du roman, il se met à la place de quelqu’un qui va écrire un roman -soit un énorme fantasme. Il cite des histoires, il cherche des idées de scénario. À un moment, il parle de raconter l’histoire de l’assassin de Pasolini par exemple. Mais je n’ai trouvé aucune trace d’histoire qui aurait été commencée authentiquement comme un roman. Barthes s’ennuie en inventant, il se demande qui cela pourrait bien intéresser, il y a une forme d’intelligence qui bloque, qui interdit la croyance dans sa propre invention. Ce que je peux dire, parce que j’en ai la preuve archivistique, c’est qu’à sa mort il travaillait de manière intense, et pratiquement continue, à cette « grande oeuvre », pour laquelle il se donnait deux modèles: Les Pensées de Pascal d’une part et le roman romantique d’autre part. Entre les deux, il cite Novalis qui disait: « Le roman exclut la continuité« , ce qui est l’exact inverse de l’idée qu’on se fait du roman. On est indéniablement dans un grand projet littéraire, mais pas dans un roman selon sa définition ordinaire: Barthes n’aurait pas fait ce roman continu racontant une « simple » histoire.

On possède un grand nombre d’enregistrements de Barthes. Sa voix fait partie intégrante de sa mythologie: qu’est-ce qu’elle engage selon vous?

Beaucoup de voix se démodent; force est de constater que la sienne, non. Je pense qu’elle joue d’une certaine manière dans la confiance qu’on accorde à Barthes: on a plaisir à l’écouter, il y a quelque chose de l’ordre d’une mémoire charnelle qui se maintient. J’ai rencontré un tas de gens qui écoutent Barthes en faisant du jogging ou en prenant le métro… A quoi ça tient? Je ne sais pas, un grain particulier. Je peux dire que sa voix est à la fois grave et douce: elle résiste à l’interprétation. C’est comme la beauté d’un visage. C’est sans doute ce qui fait que c’est envoûtant: on ne peut la recevoir que sur le mode de la fascination.

Où trouver quelque chose de son héritage aujourd’hui? Dans la pop philosophie?

La pop philosophie se recommande de Barthes à certains égards, mais le fait même qu’il ait toujours refusé de produire le moindre système ou de donner le moindre concept stable qui puisse être immédiatement appropriable, récupérable d’un trait, empêche un héritage direct. Je dirais qu’il y a sans doute toute une succession à chercher du côté de ces formes entre essai et récit qui traversent la littérature française aujourd’hui. Certains se revendiquent assez nettement de son geste dans la photographie ou même les arts plastiques. Mais je ne crois pas qu’on puisse dire: « Untel est barthésien. » Les héritiers de Barthes sont finalement aussi et avant tout ceux qui écrivent sur lui.

ROLAND BARTHES, DE TIPHAINE SAMOYAULT, ÉDITIONS SEUIL, 720 PAGES.

8

ENTRETIEN Ysaline Parisis

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content