Aurélie William Levaux
Autrice de romans graphiques, la Liégeoise signeun premier recueil de chroniques sans dessins. Entre journal et autofiction, des histoires sans filtre et rock’n’roll, engagées à leur manière. La vie intense…
» C’est qui le chef, ici? » Sur le programme du 33e Salon du livre de Genève, duquel la Fédération Wallonie-Bruxelles était récemment l’invitée d’honneur, Aurélie William Levaux est censée dédicacer ses livres aux lecteurs suisses de 11 à 13 h ce matin-là. Veste en cuir, cheveux mouillés et rouge à lèvres fluo, elle arrive à la bourre, ne tient pas en place. » Est-ce que je suis obligée de rester, parce qu’on sait quand même que personne ne va venir, hein? » Devant elle, une pile de son dernier livre, Le Jour de travail. Pour être raccord, le petit format (un recueil de textes et dessins sur le concept du travail) aurait dû paraître le premier mai. Date symbolique. Mais l’impression a pris du retard. Forcément, la sortie a un peu moins de sens le 4 du mois… » C’est un peu n’importe quoi. » » Je suis foireuse, hein. » En quelques minutes, le décor est planté. » Née dans la campagne belge en 1981, Aurélie William Levaux travaille de manière compulsive, maladroite et désorganisée« , glisse d’ailleurs la petite bio (à n’en pas douter rédigée par l’intéressée elle-même) à l’arrière de Bataille (pas l’auteur). La sortie du livre, que son éditeur français Cambourakis présente comme son « premier roman », est donc sa deuxième actu du mois, et une vraie nouveauté.
Aurélie William Levaux est l’autrice qui a fait rentrer la broderie et la peinture sur tissus en BD. Des dessins trash et magnifiques, univers pulsionnels tissés de beauté qui entrent dans le regard pour ne plus en sortir. L’antithèse absolue de la ligne claire. » Au départ, c’est un hasard: j’étais tétanisée par la page, alors j’ai commencé à dessiner sur des draps de lit de seconde main. J’aime la manière dont la couleur fuse, dont les draps peuvent se déchirer, la part de hasard. C’est devenu mon identité. » Au fur et à mesure, force est de constater que le texte (au départ des bouts de phrases cachés dans ses compositions) a pris de plus en plus d’ampleur. Il est aujourd’hui l’élément unique de Bataille (pas l’auteur). » J’ai toujours d’abord voulu écrire, mais je n’en étais pas capable. Et puis je mettais l’écriture sur un piédestal, je pensais qu’il fallait être vieux pour commencer. On pourrait voir les dessins que j’ai faits par-dessus jusqu’ici comme une stratégie ou un camouflage pour avancer pas à pas vers l’écriture. »
Peur du vide
À la dernière page de Bataille (pas l’auteur), AWL s’excuse officiellement: » Je jure que c’est la dernière fois que je me répands de manière aussi narcissique, compulsive et redondante. Je le jure que dès demain, je ne ferai plus que de vraies fictions avec aucun lien, zéro, avec moi-même. » Un mea culpa sur lequel, comme sur le » Bataille » du titre, donc, il ne faudrait pas se méprendre: les épisodes de sa vie, celle qui cite Duras, Hélène Bessette et le Retour à Reims de Didier Eribon comme lectures déterminantes en a rempli les pages de tous ses ouvrages jusqu’ici. » Dans mes livres, j’offre à voir absolument tout ce qu’il y a à l’intérieur. J’ai l’air égoïste? Je le suis! Il y a mes mégalomanies s’il y en a, mes jalousies. Ma maladresse, mes conneries, mes tristesses… C’est aussi la raison pour laquelle je suis incapable de me relire: je rougis, j’ai des tremblements de honte. Je pense: « Mais pourquoi tu as écrit ça? Tout le monde va être au courant! » Et puis je me dis qu’une vie humaine vaut bien d’être racontée… »
Scènes de terrasse de café, de train ou de cul, disputes d’amoureux, dialogues avec sa fille: ces micro-histoires empilées, tour à tour hilarantes, bizarres, bouleversantes ou révoltées, s’apparentent, plus qu’à un roman, à un vrai-faux journal intime, entre écriture » de nettoyage » (sic) quotidienne et autofiction. Une langue s’y dévoile: brute, mal peignée, entre sincérité désarmante (ces pages sur le doute, sur le rien), fulgurances énervées et envolées poétiques, sans hiérarchie. Pour celle qui se revendique » phasique« , la forme courte est sans doute un moyen d’éviter la répétition, et l’ennui (une obsession dans ses textes). Une façon, aussi, de continuer à questionner ses thèmes de prédilection que sont l’amour et la violence, le désir féminin, la religion, la dépendance affective, la complexité du sexe et des relations de couple… » J’ai peur du vide, je dois me remplir de grosses émotions: je me mets en colère très facilement pour ne pas m’ennuyer, ou je tombe amoureuse dans des proportions dramatiques. Je ne suis pas née apaisée ni sage. Disons, je suis partie dans la vie avec de grosses lacunes (rires). »
Dans son attention à la marge, aux laissés-pour-compte, aux sans domicile, aux personnes handicapées -tous profils qui n’entrent traditionnellement pas beaucoup dans le champ littéraire, Bataille (pas l’auteur) est aussi un texte engagé, et politique. » Je suis de plus en plus consciente du fait qu’il s’agit de sortir de moi et de ce qui touche à mon nombril pour me sentir plus utile dans la société. J’ai un problème à vivre dans un monde débile où les gens mentent, cachent leurs émotions ou ne parlent que de pognon. N’importe quelle injustice de cette société catastrophique me saute aux yeux. Ne pas se révolter quand c’est révoltant, se soumettre quand c’est dégoûtant, c’est ça que je trouve dingue.Ma colère vient d’avoir l’impression d’éprouver seule un sentiment d’injustice, de tristesse. Or, il suffit de voir les gilets jaunes: on est beaucoup à ressentir un malaise en ce moment. » Sorti de nulle part, un vieil éditeur russe débarque sur le stand belge pour interrompre la conversation. Stratégique, il cherche à rencontrer « les héritiers de Hergé ». Il ne parle pas anglais. Ça tombe bien: Aurélie William Levaux non plus. Elle y va quand même, l’ironie au bord des yeux: qui sait ce que ça pourrait donner. Leur dialogue est absurde, la scène géniale. Ou comment faire de situations initiales pas forcément gagnantes une aventure humaine recommencée: on se croirait dans une de ses histoires.
Bataille (pas l’auteur), éditions Cambourakis, 206 pages.
Le Jour du travail, éditions Le Monte-en-l’air, 128 pages.
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