Les frontières n’étant pas imperméables aux mauvaises odeurs, le nuage toxique parti de France recouvre aujourd’hui entièrement notre pays. Impossible d’y échapper, même en se pinçant le nez: le cas Dieudonné pollue toutes les conversations. Avec un mélange d’effroi à l’écoute de sa bile antisémite et de gêne aux entournures (le slogan « Il est interdit d’interdire » et la liberté d’expression brandis par ses fans sont des cordes sensibles pour tout démocrate), chacun tente de comprendre ce qui se passe. Pourquoi tant de haine? Pourquoi un tel succès auprès d’un public plus bigarré socialement, politiquement et ethniquement que ce que qu’on peut trouver dans la boîte à outils sociologique standard?

Le propre du pervers, au sens psychiatrique, est de se situer toujours juste au-delà de la limite. Pas trop loin pour ne pas se mettre complètement hors-jeu, mais assez quand même pour brouiller les pistes, pour faire vaciller les certitudes, autrement dit, en l’espèce, pour mettre un gros coup de pression sur les câbles qui maintiennent l’auvent de la civilisation. Il jouit de mettre le système en échec. En ce sens, l’homme par qui le scandale arrive est un cas d’école: métis, il fricote avec le FN et s’allie aux nouveaux « penseurs » xénophobes; entrepreneur prospère, il organise son insolvabilité et se fait passer pour une victime… On en perdrait son latin pour moins que ça!

Il faut pourtant faire l’effort intellectuel de résoudre cette équation complexe, sans se laisser entraîner dans les sables mouvants émotionnels d’un discours s’abreuvant de rumeurs et de diffamations, propageant une nouvelle forme d’obscurantisme. Cette pensée viciée carbure à la frustration souvent légitime d’une population qui en a marre: de la crise, des scandales, des injustices, des élites en général. Dans la bouche (d’égout) de cet apprenti-sorcier soufflant sur les braises du malaise ambiant et de la fracture culturelle grandissante, le coupable de tous les maux ne peut être que le symbole fantasmé du pouvoir dans l’inconscient, à savoir le Juif. Un discours puant que ce triste sire enrobe d’humour comme si ça suffisait à cautionner le pire. On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui…

En la souillant d’excréments rhétoriques, l’agitateur Dieudonné ne fait pas seulement du tort à la liberté d’expression, qui apparaît soudain bien fragile et défaillante, il scie aussi une autre branche du tronc commun: celle du droit à la provocation, ferment essentiel et vital de l’art, ce poumon de la démocratie. Dans le flou idéologique actuel, toute forme de provocation risque de devenir suspecte, sous prétexte qu’elle nuit gravement à la santé du modèle dominant. Sans distinction entre la provoc gratuite, stérile, qui ne vise qu’à faire le buzz, et la provoc salutaire, nécessaire, qui bouscule et interroge les conventions sclérosées, nous garde en éveil et nous secoue les puces. Car c’est la graine qui ensemence le meilleur de l’art sous toutes ses formes. Sans provocation, pas de Caravage, pas de Pasolini hier, pas de Steve McQueen, pas de Ai Weiwei aujourd’hui. Ces artistes dérangent, bousculent, irritent mais c’est pour nous confronter à nos peurs, nos obsessions, nos mystères, nos déviances. Bref pour nous aider à mieux nous connaître. Ils nous purgent de nous-mêmes.

Comme le disait Bertolt Brecht, « la provocation est une façon de remettre la réalité sur ses pieds« . En procédant à l’ablation de la tumeur, gare donc à ne pas retirer tout l’organe par excès de zèle ou par mesure de précaution. Au risque de faire sinon le jeu de celui que cette politique répressive prétend combattre. L’ignorance est la meilleure arme des manipulateurs!

PAR Laurent Raphaël

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