Au nom du père

À travers sa relation avec son père, édouard louis explore les mécanismes d’exclusion et la violence sociale. Un récit coup de poing.

Avec Édouard Louis, la sociologie n’est jamais loin de la littérature. Ou vice-versa. Dans le bouleversant En finir avec Eddy Bellegueule, son acte de naissance comme écrivain, il réglait ses comptes avec son milieu -précaire- d’origine tout en révélant déjà la moisissure sociale tapie sous le linoléum clinquant du libéralisme. À travers le récit puissant et désespéré d’un adolescent s’amputant de ses attaches familiales pour vivre en adéquation avec ses désirs profonds, il dressait le portrait accablant d’un prolétariat rural ratatiné sur lui-même et gangrené par la virilité, l’homophobie et le racisme. Deux ans plus tard, en 2016, dans Histoire de la violence, il allait encore se cogner au réel en racontant le film de son agression par un amant d’un soir. Une plongée suffocante dans l’intime doublée d’une réflexion extralucide sur les déterminismes sociaux qui cadenassent les êtres. Chez Édouard Louis, Bourdieu voisine avec Annie Ernaux, le métadiscours politique avec le tumulte des émotions.

Dans Qui a tué mon père, il va encore un cran plus loin dans l’analyse sociologique. L’étiquette « roman » a d’ailleurs disparu de la jaquette. C’est donc sans artifice que le jeune homme de 25 ans seulement raconte ses retrouvailles avec celui qui a pourtant fait de sa jeunesse un calvaire. L’heure n’est toutefois plus à la rancoeur mais à une forme de compassion crue et mélancolique. Ce qui a changé? Édouard Louis est devenu un auteur respecté, traduit dans des dizaines de pays, il a affûté son bagage théorique aussi, coordonnant notamment des ouvrages sur Bourdieu et Foucault. Mais surtout il a pris de la hauteur sur sa propre trajectoire. C’est donc moins l’enfant écorché et paria qui parle ici que le miraculé social, le transfuge de classe qui a pu voir l’endroit et l’envers du décor. Aussi quand il retrouve son père après une longue éclipse, il est d’abord frappé par la déchéance physique et psychologique de celui qui a à peine plus de 50 ans. La colère l’envahit -son style imparable en porte la morsure métallique-, qui va le conduire à reconsidérer ses relations avec ses parents sous un angle nouveau, apaisé, et à y ajouter une lecture résolument politique.

Au nom du père

Les souvenirs, souvent douloureux et cruels, remontent à la surface dans le désordre. Car il ne s’agit pas d’absoudre le père, qui apparaît dans toute sa brutalité quand il manifeste son dégoût pour ce fils qui s’est déguisé en chanteuse lors d’un repas. Mais bien de débusquer les ressorts d’une existence volontairement saccagée. Non sans revisiter aussi ces rares moments émouvants où le paternel baisse la garde et laisse filtrer furtivement et maladroitement son amour. L’entreprise de réparation vise aussi à combler le vide d’une rencontre qui n’a pas eu lieu, à suturer les plaies béantes.  » Je me souviens avant tout de ce que je ne t’ai pas dit, mes souvenirs sont ceux de ce qui n’a pas eu lieu. »

Pauvre tu es, pauvre tu resteras

Au fil des anecdotes déchirantes, le propos s’élargit pour dériver sur les rapports dominants/dominés, l’intime fécondant l’universel dans une photographie accablante de notre société, prompte à répéter infiniment les mécanismes d’exclusion des plus faibles, peu importe qui, de la droite ou de la gauche, tient la barre. Macron n’est pas épargné, ses propos clivants renvoyant les pauvres  » à la honte, à l’inutilité, à la fainéantise« . Quand il regarde son père, il voit les stigmates des politiques d’austérité privant ceux qui végètent au bas de l’échelle de l’accès aux soins, à la nourriture et plus encore à une autre vie.  » Pour les dominants, le plus souvent, la politique est une question esthétique: une manière de se penser, une manière de voir le monde, de construire sa personne. Pour nous, c’était vivre ou mourir. » Cri du coeur, cri de rage et cri de révolte, ces 85 pages résonnent comme un vibrant J’accuse contemporain dont on ne sort pas indemne.

Qui a tué mon père

De Édouard Louis, éditions du Seuil, 80 pages.

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