Au milieu du gué

© GETTY IMAGES

Paumé après le succès de What’s Going On, Marvin Gaye enregistra une série de morceaux hésitants, flottant entre propos politiques et crooning.

Rien n’a jamais été vraiment simple dans la vie de Marvin Gaye. L’une des voix les plus incroyablement réconfortantes et soyeuses de la musique soul fut aussi l’une des plus tourmentées. Celui qui aurait pu fêter ses 80 ans cette semaine (s’il n’avait été abattu par son propre père en 1984) n’a jamais cessé de lutter, déchiré par une histoire et une psychologie complexes. Chez Gaye, même les plus grandes victoires ne semblaient devoir mener qu’à l’échec. What’s Going On, par exemple.

Sorti en 1971, le chef-d’oeuvre bouleversa le paysage musical. Véritable déclaration d’émancipation personnelle autant que brûlot politique, le disque prouvait qu’il y avait une vie possible en dehors des rails de la Motown et de son usine à tubes. Même son patron omnipotent, Berry Gordy, fut obligé de le constater : la « pire chose qu’il ait jamais entendue de sa vie » (sic) fut à la fois un triomphe artistique et un succès commercial. Dans la foulée, il offrit d’ailleurs à son artiste-vedette un nouveau contrat: parmi les plus lucratifs de l’époque, il lui octroyait également une autonomie créative inédite. Pour Gaye, ce nouveau pouvoir tourna cependant rapidement à la malédiction. Tout à coup, cette liberté pour laquelle il avait tant bataillé devenait un poids: que faire, où aller, quand tout devient possible?

Ce sont ces tergiversations qui ont donné naissance à ce qui est présenté aujourd’hui comme « l’album perdu » de Marvin Gaye. Il est intitulé d’après le single qui était censé alors annoncer le successeur de What’s Going On. De fait, You’re The Man en reprend la vibration politique : publié à l’été 1972, juste avant l’élection présidentielle américaine, il met la pression sur le candidat Nixon – « Don’t you understand?There’s misery in the land », miaule Marvin Gaye sur fond de guitares wah wah mordantes et de percus chatoyantes. Problème : à sa sortie, le morceau stagne dans les hit-parades. Le vent aurait-il tourné? Motown a commencé à chauffer la colle de la promo pour le prochain album. Mais en studio, la star est paumée. Gaye finira par rebondir avec la bande originale du film Trouble Man, et le blockbuster Let’s Get It On. Mais avant cela, il aura eu le temps d’enregistrer toute une série de morceaux, regroupés aujourd’hui sur un seul disque.

Au milieu du gué

Par la force des choses, You’re The Man ne peut donc pas être considéré véritablement comme un album -a fortiori à partir du moment où son créateur ne l’a jamais conçu comme tel, hésitant entre propos engagés ( Where Are We Going?) et crooning soul ( We Can Make It Baby). Il ne peut davantage être présenté comme « perdu »: s’ils restaient inédits en vinyles, tous les titres regroupés ici ont déjà été publiés par ailleurs, en bonus de rééditions. Passé le filoutage marketing, You’re The Man ne manque cependant pas de moments brillants. De la jam funk de Checking Out (Double Clutch) à la désillusion de The World Is Rated X en passant la fibre gospel de Piece of Clay. Ou encore I Want to Come Home for Christmas, dans lequel Gaye détourne l’exercice imposé du single de Noël pour demander le retour des GI’s embourbés dans la guerre au Vietnam. Magnifique.

Marvin Gaye

« You’re The Man »

Distribué par Motown/Universal.

6

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content