ENTRE RÉALITÉ PROSAÏQUE ET ASPIRATIONS COSMIQUES, LE PREMIER FILM DE JAYRO BUSTAMANTE TRACE LE PORTRAIT D’UNE JEUNE INDIENNE MAYA À LA DÉTERMINATION FAROUCHE. ÉTRANGE ET FORT.

Ce n’est pas tous les jours que l’on découvre une production guatémaltèque, et à ce titre déjà, Ixcanul, le premier long métrage de Jayro Bustamante, aura fait l’événement de la dernière Berlinale, dont il allait repartir avec un Ours d’argent certes pas usurpé. S’attachant au sort de María, jeune fille maya promise à un mariage arrangé auquel elle va tenter de se soustraire, des rêves d’eldorado américain plein la tête mais pas seulement, le film est toutefois beaucoup plus qu’une curiosité. A pas même 40 ans (il est né en 1977), Bustamante, qui a suivi des études de cinéma au Guatémala, avant d’enchaîner avec Paris et Rome, y déploie une vision aussi singulière qu’aboutie, inscrivant son propos dans l’humus de son pays. « J’ai grandi jusqu’à mes quatorze ans là où se déroule l’action d’Ixcanul, dans la région des hauts plateaux de Sololá, où vit une large population maya de l’ethnie cakchiquel, explique-t-il. J’ai dû partir, faute d’enseignement secondaire sur place, mais je suis resté en contact avec ma famille, qui y résidait toujours. Et j’y suis retourné pour raconter cette histoire, inspirée de la réalité, et qui me tenait d’autant plus à coeur que j’avais passé la première partie de mon existence au sein de cette communauté. »

Authenticité oblige, Bustamante a confié les rôles principaux de son film à des Indiens mayas n’ayant aucune expérience du cinéma. Et de raconter comment il a procédé afin de les embarquer dans cette aventure. « Avant même de terminer l’écriture du scénario, je me suis impliqué dans l’action sociale, et j’ai dirigé des ateliers avec des femmes de la région, où elles avaient l’occasion de s’exprimer et de raconter leur histoire. J’espérais en distribuer plusieurs dans le film, mais la plupart ne souhaitaient pas devenir comédiennes. Nous nous sommes donc rendus à Santa María de Jesús, la petite ville de cette région volcanique où vit Marcia Mercedes Coroy, l’actrice principale d’Ixcanul, et je me suis installé au marché avec un panneau indiquant « casting ». Bien entendu, personne ne s’est présenté. Mais le lendemain, j’ai changé le panneau en « offres d’emploi », et les candidats se bousculaient. » Après les interviews et tests d’usage, le réalisateur conduit de nouveaux ateliers pendant trois mois, histoire d’obtenir la symbiose indispensable entre les différents protagonistes de l’histoire. Un processus qui n’ira pas sans certaines réticences -il se souvient ainsi de María Telón, qui joue à l’écran la mère de la protagoniste centrale du film, lui demandant un jour à quoi rimaient toutes ces répétitions: « Tu ne nous fais pas confiance? » A Jayro Bustamante lui indiquant alors vouloir apprendre comment la diriger, elle répliquera: « T’inquiète, je vais te le montrer. » Manière implicite de clôturer le débat.

Rites passés, enjeux présents

Le résultat est, en tout cas, concluant. Inscrit sur les flancs d’un volcan, et explorant un rapport immémorial au monde, au confluent du sacré et du prosaïque –« vivre aux côtés d’une force aussi imposante ne peut qu’affecter la vie des gens »-, Ixcanul brasse aussi des enjeux multiples. Au premier rang desquels la condition de la femme, envisagée par María interposée, cette jeune Indienne à qui l’on voudrait imposer son destin. « Le Guatémala est une société machiste, poursuit le réalisateur. Les femmes, surtout indigènes, y sont l’objet de discriminations. Leur condition de femme, assortie au fait qu’elles soient célibataires, ou trop jeunes, est synonyme d’épreuves. A titre d’exemple, en général, lorsqu’il y a deux enfants au sein d’une famille, une fille et un garçon, c’est le second qu’on enverra à l’école, tandis que la première restera à la maison pour exécuter des tâches domestiques. » Un constat auquel le film oppose une tradition à coloration matriarcale. « C’est la réalité, les femmes jouaient un rôle très important dans la culture maya, explique Jayro Bustamante. La colonisation espagnole s’est faite sans plus de considération pour les gens que pour leur culture. Les Espagnols sont arrivés et ont imposé leur modèle, celui d’une société gouvernée par les hommes. Il y a donc un mélange qui subsiste. » Au-delà, le film aborde encore la question, brûlante, des enfants disparus. « Cela n’a rien d’un secret, souligne le réalisateur. En 2008, le Guatémala était le premier pays exportateur d’enfants au monde. Les chiffres officiels font état de 400 enfants volés chaque année, et c’est la conséquence directe de la guerre civile qu’a connue le pays pendant plus de 30 ans. Cette réalité est complètement intégrée à la pensée guatémaltèque. Enfants, on nous disait: « Ne sors pas, tu pourrais être dérobé… » Ixcanul y trouve une urgence suffocante, film fascinant déclinant une spiritualité et des rites ancestraux à l’aune d’un présent douloureux…

ENTRETIEN Jean-François Pluijgers, À Berlin

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