YANNDEMANGE SIGNE UN PREMIER FILM SUFFOCANT, SUIVANT UNE JEUNE RECRUE ANGLAISE PERDUE EN TERRITOIRE ENNEMI, À BELFAST EN 1971, AU CoeUR DU CONFLIT NORD-IRLANDAIS.

A l’instar d’un Peter Strickland (lire page 30), d’une Clio Barnard ou d’un Ben Wheatley, sans même parler de Steve McQueen, Yann Demange appartient à cette nouvelle vague de cinéastes britanniques ayant récemment déferlé sur les écrans. Après avoir fait ses classes à la télévision, travaillant sur les séries Dead Set et Top Boy notamment, le réalisateur devait faire forte impression à la Berlinale 2014 avec ’71, un premier long métrage inscrit dans l’âpreté du conflit nord-irlandais. Inédit, mais désormais disponible en DVD, le film se situe à Belfast, en 1971, et suit Gary Hook (Jack O’Connell), une jeune recrue anglaise que son unité va abandonner, au plus fort d’une émeute, au coeur d’un quartier hostile où règne une confusion extrême. Et de tenter de se soustraire, une nuit durant, à une menace omniprésente.

Rien, a priori, ne destinait Demange à s’intéresser aux « Troubles », comme on appelle également le conflit. Né à Paris dans la seconde moitié des années 70, le réalisateur emménage à Londres avec sa famille à l’âge de deux ans: « L’Irlande du Nord était continuellement aux infos. Et même si nous n’y comprenions pas grand-chose, les « Troubles » ont constitué la texture de mon enfance, une sorte de bruit de fond continu, relève-t-il. J’étais à la recherche d’un sujet pour mon premier film, et lorsque le producteur Angus Lamont m’a envoyé le scénario de Gregory Burke, je n’ai pas hésité. Je me suis senti connecté à ce personnage et son histoire, et j’appréciais tout particulièrement que le script ne soit pas partisan, mais s’attache aux zones de gris. J’avais moi-même quelques idées -liées notamment au thème de l’enfance-, et nous avons pu entamer cette aventure… »

Si ’71 produit un tel impact sur le spectateur, c’est notamment en raison du réalisme présidant aux scènes d’émeutes qui en précipitent l’action, et dont l’intensité se révèle proprement suffocante. Le réalisateur raconte n’avoir rien négligé pour se pénétrer de l’Histoire, ayant multiplié les rencontres avec des protagonistes des deux bords pour nourrir son film au niveau humain; et s’étant par ailleurs référé à d’innombrables archives pour en garantir l’authenticité. Et Yann Demange de revenir sur un contexte explosif: « Durant la période d’internement, en 1971, l’armée britannique menait des perquisitions chez les catholiques et emprisonnait des gens sans autre forme de procès. Avec ceux du Bloody Sunday, ces événements sont ceux qui ont le plus contribué à la mobilisation de la population. » Le film s’inscrit d’ailleurs dans un paysage de guérilla urbaine saisissant, où les véhicules calcinés composent des barricades sous l’épaisse fumée noire de pneus se consumant –« il y a, sur Internet, des images d’archives plus fortes encore que ce que nous avons choisi de montrer. Je n’avais jamais rien vu de tel auparavant, et j’y ai trouvé l’angle visuel que je souhaitais. » Histoire, encore, de coller à l’époque, le réalisateur a tourné les scènes de jour, et celles d’émeutes en particulier, en 16 mm –« tout le matériel d’archives était en 16 »-, mais celles de nuit en digital, manière cette fois de s’écarter légèrement du réalisme: « Je voulais alors raisonner en termes plus mythiques, et évoquer quelque voyage en enfer. Tourner en digital permet de ne pas devoir recourir à beaucoup de lumière, ce qui était précieux pour créer quelque chose de plus sombre… » Et si Sheffield et le Nord de l’Angleterre ont remplacé Belfast -Falls Road et les Divis Flats, théâtre des événements, ont cédé la place à des lotissements plus modernes, l’illusion est parfaite…

Au-delà du film de genre

Ainsi articulé, ’71 adopte des contours de film de genre, sans pour autant y sacrifier son essence: « Angus Lamont parlait même de Apocalypto à Belfast, sourit Yann Demange. Dès le départ, j’ai pensé à des films comme The Warriors (Les Guerriers de la nuit, Walter Hill), Escape from New York (New York 1997, John Carpenter) ou Odd Man Out(Huit heures de sursis, Carol Reed). Mais nous avons également veillé à en rendre les protagonistes humains. C’était un travail d’équilibriste: ces événements appartiennent à l’Histoire récente, et nous ne voulions pas les exploiter pour en tirer un film de genre sensationnaliste. Si nous avons adopté la forme d’un film de traque classique, nous tenions aussi à être aussi véridiques que possible. » Pari relevé haut la main, par la grâce notamment de la partition sans fausses notes de Jack O’Connell (Starred Up) dont Demange vante « la masculinité vieille école, avec une part de vulnérabilité ». Et dont la petite histoire veut qu’il ait sérieusement pensé à… s’engager dans l’armée britannique avant que Shane Meadows ne lui propose de jouer dans This Is England.

Sa prestation sous haute tension donne sa pulsation nerveuse à un film embrassant les « Troubles » sous un jour inédit: « Pour ma génération, Bloody Sunday de Paul Greengrass et Hunger de Steve McQueenrestent les films fondateurs sur la question irlandaise, conclut Demange. Il fallait que ces oeuvres magistrales, et, auparavant, le In the Name of the Father de Jim Sheridan, aient été tournées pour que l’on puisse envisager l’Histoire sous un angle différent. D’autres films suivront certainement: le conflit nord-irlandais justifierait une série de 30 heures sur HBO, tant il s’agit d’une histoire complexe… »

71. DRAME DE YANN DEMANGE. AVEC JACK O’CONNELL, SEAN HARRIS, KILLIAN SCOTT. 1 H 35.

DIST: UNIVERSAL.

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TEXTE Jean-François Pluijgers, À Berlin

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