Ann O’aro

"Je ne veux pas m'enfermer dans quelque chose d'inéluctable. C'est le pire qu'on puisse s'infliger."

Revenue d’une enfance en enfer, marquée par l’inceste, la Réunionnaise Ann O’aro chante le maloya, « blues » créole dont elle donne une version hypnotique, intense et bouleversante.

Le rendez-vous est fixé à la Vieille Chéchette. Un drôle de nom pour un troquet: en l’occurrence, un café coopératif, à Saint-Gilles, où, plus tard, dans la soirée, Ann O’aro doit donner une lecture/performance. À la base, la Vieille Chéchette est un personnage de conte pour enfants écrit par la féministe-anarchiste Louise Michel. Un genre de sorcière rebelle, libre bien plus que maléfique. Cela tombe bien: oserait-on écrire qu’il y a un peu de ça dans les incantations d’Ann O’aro? Il faut écouter le premier album de la Réunionnaise, se prendre de plein fouet cet écho magnétique et transperçant qui, parfois, semble venir de la nuit des temps. Sa voix est à la fois fragile et tranchante. Sa musique dépouillée, à l’os. Viscérale. Ann O’aro chante le maloya -un mot qui veut dire… « sorcellerie » dans plusieurs dialectes d’Afrique de l’Est.

On arrête là la mystique. Ce jour-là, la jeune femme a surtout le rire franc et chaleureux. On prend des gants pour aborder son parcours: elle, elle raconte son itinéraire cabossé frontalement, sans jamais vaciller. Bavarde, elle évoque sa musique et sa vie, marquée par la violence, les abus et l’inceste d’un père tyrannique.

Chant de bataille

Les Afro-Américains ont le blues, les marins portugais le fado, les prolos grecs le rebetiko, les anciens esclaves de la Réunion ont le maloya. Musique traditionnelle contestataire, elle a longtemps été interdite par les autorités françaises. Il a d’ailleurs fallu du temps pour qu’elle arrive aux oreilles d’Ann O’aro, née Anne-Gaëlle Hoarau. « À la maison, on écoutait plutôt des chants religieux, ou de la chanson: Brassens, Ferrat, Le Forestier, etc. » Ou encore Barbara, comme quand, comble de l’ironie, son père lui fait jouer L’Aigle noir« J’étais aussi organiste à l’église du village. J’ai appris avec un frère religieux. Il était très à l’écoute, et m’a donné beaucoup de confiance en moi. Tout le contraire de ce qui se passait à la maison. Mon père me filait une partition, je n’avais pas le temps de la déchiffrer. S’il y avait des hésitations, c’était les coups. » Autoritaire, l’homme est violent, manipulateur. « Les seuls moments où il me disait qu’il m’aimait, c’était quand il abusait de moi. » Un jour pourtant, il craque. « Il a tout raconté à ma mère. On est allées porter plainte. Après avoir attendu les gendarmes pendant une semaine, il s’est passé la corde au cou. »

Quelques mois plus tard, Ann O’aro a seize ans, et le bac en poche. Elle décide d’aller voir ailleurs, au Québec – « Je savais à peine où ça se trouvait. Mais quitte à être paumée… », sourit-elle . De l’autre côté de l’Atlantique, elle découvre le maloya. Pour la première fois, elle croise aussi d’autres victimes de viols et d’inceste, qui osent parler. « Mais j’avais l’impression qu’elles m’imposaient un récit, une identité de survivante. On m’a fait comprendre que je devais tout oublier, rejeter mes parents, me sentir comme orpheline. ça a été un gros choc. » Ann O’aro se sent coincée. C’est la danse qui va l’aider à faire sauter les verrous de sa prison. « En rentrant à la Réunion, j’ai revu une amie qui démarrait sa compagnie. Elle avait besoin de quelqu’un pour l’accompagner musicalement. En échange elle me donnait des cours. Au bout de deux séances, je commençais à donner des idées de chorégraphies. » Avant de trouver les mots, Ann O’aro passe donc par le mouvement pour raconter l’enfer. Via la danse, elle parvient à évoquer la mort, le suicide. Dans un premier spectacle, il est ainsi question de l’abuseur qui hésite au moment de mettre fin à ses jours. « Il se terminait par un texte, lu par un comédien. Je me suis rendu compte que la première fois que je prenais vraiment la parole, c’était pour la donner à mon père… » Elle ne s’arrêtera plus. « Les mots qui venaient étaient assez crus. Quand j’essayais de les réciter, les gens s’enfuyaient (rires). C’était trop dur. Du coup, j’ai commencé à les chanter. ça adoucit un peu les choses, c’est moins frontal… »

Le premier album d’Ann O’aro n’en reste pas moins un brûlot intense. Pas besoin de comprendre le créole pour saisir la colère, mais aussi la force et la résilience. « La seule volonté était de faire vivre le texte. Et de jouer sur le souffle organique du rouler (le tambour traditionnel, NDLR) : même quand le chant se délite, il y a quelque chose qui avance, qui trace. » Les morceaux parlent du corps pillé, envahi, laminé , un vrai champ de bataille. « J’ai accepté que mon filtre sur le monde soit celui de l’inceste. Mais sans vouloir être résumée à ça. Il est aussi question des relations, de l’humanité. «  Ou encore de la Réunion et de son Histoire tourmentée. Ce n’est évidemment pas un hasard si Ann O’aro chante en créole. « La langue porte une Histoire. Celle de l’esclavage, de l’engagisme, des couches successives d’immigration, etc. Quand je réfléchis à la colonisation, je vois un système qui ressemble à celui de l’inceste. Quelqu’un a un pouvoir, exerce une emprise, un contrôle permanent. C’est une construction complexe, qui fait par exemple que, même quand les esclaves sont officiellement libres, toutes les chaînes ne tombent pas. » Il y a quelques mois, Ann O’aro a également sorti un recueil de ses poèmes, Saplë lo shien/Cantique de la meute, aux éditions de la Fournaise. Présentés sous forme de dialogue, ils mélangent le créole et le français. « Les deux existent en moi. En passant de l’un à l’autre, j’évite de m’inventer une identité figée. Je ne veux pas m’enfermer dans quelque chose d’inéluctable. C’est le pire qu’on puisse s’infliger. »

Récemment, elle a donné un concert dans la village où elle a grandi. Dans le rond de coqs, rassemblés autour d’elle, tous ses voisins étaient là. « J’ai appris qu’ils savaient, mais n’ont jamais rien fait. Après le concert, ils ont tous défilé chez moi. Je me rappelle de cette dame en larmes: « J’avais du mal à dormir, je ne savais pas quoi faire ». Je me retrouvais à consoler des gens qui ne m’avaient jamais aidée! Ce qui est quand même… » Elle s’arrête, cherche ses mots, puis sourit: « Au bout d’un moment, il faut avoir un certain recul. » Et de laisser éclater un grand rire salvateur…

Ann O’aro, Ann O’aro, distribué par Cobalt.

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