En 1996, 2 musiciens de Bamako privés de passeports ratent l’enregistrement du blockbuster mondial Buena Vista Social Club. C’était sans compter sur le retour à l’idée première qui accouche aujourd’hui du juteux projet AfroCubism, bientôt au Bozar.

Sous la pluie de novembre, la capitale norvégienne ressemble à une couenne de renne humide qui aurait fraudé avec un architecte pro-soviétique. Monstrueux enfant nordique, va. Pour la bande à Cuba-Mali, on imagine le traumatisme météo. Aux côtés du Cubain Eliades Ochoa -seul rescapé de l’expérience Buena avec Omara Portuondo, des seconds rôles issus de la maison Fidel. Et 6 Maliens, dont la moitié se nomment Diabaté, sans lien de parenté aucun. Toumani Diabaté est la star africaine de l’ensemble et doit regretter l’étuve de Bamako. On l’y rencontre en 2001: dans sa cour, par un impitoyable 40° nocturne, il berce les enfants assoupis sous la moustiquaire de quelques accords de kora, demi-calebasse magique à 21 cordes cristallines. En scène dans la nuit, le musicien frappé tout gamin par un virus qui le prive de l’usage d’une jambe donne libre cours à son génie de la mélodie suspendue. Hendrix du tempo baobab, Prince chocolat racontant des histoires étoilées aux adultes. Il y a de cela, et bien d’autres parfums, dans l’ AfroCubism qui sort ces jours-ci ( cf. encadré) . Voir l’ensemble en répétition au splendide Den Nordske Opera, énorme bâtiment-iceberg léchant le port d’Oslo, est un spectacle intégral. La sonorité, ronde et calfeutrée, se laisse lentement désengourdir, les 13 musiciens évoquant une bande de lézards en sortie de sieste. C’est surtout vrai du côté des Maliens: Toumani Diabaté arrive après les autres, en bonnet et sweat-shirt géant barré d’un Chicago maussade. Plus tard, on comprendra qu’il est seulement crevé. On remarque d’emblée Eliades Ochoa, trônant au centre, la tête de vaquero coiffée d’un Stetson, qui secoue sa guitare à 8 cordes pour signifier le début d’une chanson. C’est le pied qui dirige: il est évident que tous ces mecs sont nés à l’intérieur même du placenta rythmique originel dont ils semblent détenir le secret ADN. Même avec un moteur tiède, la musique groove et s’emballe sous des allures de Tropiques caramélisées, mélange de son cubain et de lamentos africains. Faut voir comment les 2 trompettistes-percussionnistes, bébés joufflus qui auraient abusé de la tétée de maman Castro, rentrent dans le lard de la mélodie exactement au bon moment. Et en ressortent l’air de rien, le cuivre pimpant. La facilité de cette musique-bridge est déconcertante.

InFidel

Le plaisir vient aussi des déchirures: Djelimady Tounkara est là pour ça. Ce vétéran malien, né en 1947 à Kita, vient taillader les chansons pacifiques à coups de Gibson électrique, une splendide vintage de 1954 prêtée par l’organisation norvégienne. Ses tirades lyriques font frissonner le chapeau de l’inamovible Ochoa. Peut-être parce que Djelimady est, avec son collègue Bassekou Kouyaté, l’un des 2 infortunés de l’aventure Buena Vista Social Club de 1996 et qu’Eliades participe aujourd’hui à leur inattendue revanche. Oslo est la première d’une tournée qui s’est mise en jambes à l’été via 2 dates en Espagne et aux Pays-Bas. Quand le segment percussion d’une chanson déraille, la troupe s’arrête net pour palabrer dans un baragouin franco-hispanico-anglais. Les gestes semblent plus parlants et le bambara des Maliens ne sert plus à rien. Ce n’est pas la moindre des contradictions que de voir les 2 branches de cette  » famille retrouvée » -l’expression est de Toumani- sans pratiquement aucun parler commun. D’ailleurs, l’affaire est internationale: le producteur du label est anglais, le manager espagnol, le tour-manager québécois, l’ingé son, belge de Renaix. Johanes Bellinck a bossé avec An Pierlé et bourlingue depuis 5 ans avec Toumani Diabaté: il s’inquiète de la proximité des fréquences des instruments. Le concert confirme qu’entre le n’goni -petit luth à cordes pincées- et la kora, harpe afro reine des aigus, il y a une ambigüité sonore. Le joueur de n’goni justement, Bassekou Kouyaté, débarque devant les Norvégiens bluffés, avec le boubou le plus impérial de l’automne: non seulement par son ampleur démesurée et sa couleur vert olive pétante, mais par la matière même, sorte de toile cirée (?) qui fabrique du bruit à chaque mouvement. Batman version sauterelle griote: l’effet est payant. Les Cubains, plus sobres, se contentent de chemises rouges-oranges, laissant le noir royal au seul Eliades, lider maximo. La prestation ne cessera de dodeliner sur cette braise fusionnant 2 histoires qui se sont déjà croisées: dans les années 60, le régime malien tiers-mondiste échange de bons procédés avec Cuba et les sonorités de rumba nourissent alors tous les orchestres de Bamako. L’affaire s’arrête en 1968 quand le nouveau régime (in)Fidel raye brutalement les cubaneries des programmes et impose une authenticitépuisée dans les traditions millénaires de l’empire mandingue. Au premier rang d’Oslo, une poignée de Cubains ne cessent d’apostropher Eliades, complètement déridé, claquant ses cordes au diapason de récits roots. Avant le concert, le chanteur-guitariste engage avec le journaliste une conversation en espagnol -il comprend un peu l’anglais mais ne le parle pas- amenant d’obligatoires quiproquos. Ainsi, quand le scribe de Focus confond mujer et hija, disant au musicien perplexe qu’il a, non pas 2 filles, mais 2 femmes, Eliades se marre et annonce du coup sa propre comptabilité: 4 rejetons -dont l’un joue des maracas et assume les ch£urs dans AfroCubism– et 2 maisons, à La Havane et Santiago de Cuba, où il est né en 1946. Plus une fiancée qu’il prend continuellement en candid picture. Pour paraphraser le titre du fameux livre de l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, cela prouve que la souffrance est bien la mère (indigne) de l’inspiration.

Visas pour le monde

Après cette tranche de plaisir, la soirée se prolonge dans la chambre de Toumani Diabaté. Sur cette notion partagée entre Cubains et Maliens qui brassent insolemment spleen et pulsion tonique, mélancolie et énergie, il dit:  » La musique cubaine a la baraka: à toutes les générations, contrairement au rock, au funk ou à la disco, elle est bonne. Comme le blues, c’est une musique qui n’a jamais chuté. Pour moi, les Cubains reviennent à l’Afrique d’où ils sont partis il y a quelques siècles. C’est un retour à la source, une retrouvaille. Leur musique est comme la musique malienne: dans le flow, le groove. Oui, c’est à la fois spleen et énergétique et, non, il n’y a pas de compétition entre nous: c’est pour cela que cela s’appelle AfroCubism . » Devant les paupières alourdies de Toumani, on prend congé, d’autant que la troupe part pour l’Amérique du Nord le lendemain à l’aube. Les Cubains ont reçu leurs visas la veille seulement. Pendant les années Bush, les compatriotes de Castro étaient priés de rester sur leur île: la timide ouverture enclenchée par Obama pourrait bien être enrayée par la victoire électorale républicaine de ce début novembre, la musique dépend décidément trop de la real politik. Pour mémoire, Buena Vista Social Club est au départ un concept afro-cubain, ramené aux seuls musiciens des Caraïbes pour un problème de… poste.  » La véritable histoire est que Djelimady Tounkara et Bassekou Kouyaté avaient envoyé leurs passeports de Bamako à Ouagadougou au Burkina-Faso, parce que l’ambassade cubaine la plus proche était là. Les passeports se sont égarés dans la poste entre les 2 pays et ne sont revenus que quand le disque était déjà enregistré à La Havane! Les 2 musiciens maliens en ont été terriblement frustrés. » Quatorze ans après les sessions menées avec Ry Cooder, Nick Gold se trouve encore estomaqué par le succès planétaire du Buena Vista Social, vendu à plus de 8 millions d’exemplaires. C’est sur son label londonien, World Circuit, que l’album sort en 1997. Gold est une boule de nerfs sympathique de 49 ans qui a changé la vie de pas mal de gens, à commencer par celle d’Ochoa et de ses aînés cubains -Compay Segundo, Ibrahim Ferrer, Ruben Gonzales, Omara Portuondo- propulsés dans une gloire jusque là impensable.  » L’album était centré sur Eliades, les autres ne sont venus que par hasard en dernière minute: les ventes, progressives, ont été boostées par le film de Wim Wenders et soudain, tout le monde s’est mis à parler de Cuba. Le pays avait été lâché par les Soviétiques et l’économie, dans une phase très critique, avait besoin de l’argent du tourisme pour s’en sortir. Cuba avait encore l’attrait du fruit défendu. » Au triomphe de cette musique vibrante a succédé la mort des protagonistes Ferrer, Segundo et Gonzales, partis avec la satisfaction de voir leur talent enfin affranchi d’une retraite forcée ou d’un humiliant embargo. Gold trouve aussi que l’histoire de Buena Vista est hollywoodienne mais ne s’aventurerait jamais à pronostiquer pareil éclat commercial pour AfroCubism.  » Je n’ai jamais abandonné l’idée de revenir au plan original. Plusieurs facteurs -comme la rencontre de Toumani Diabaté et d’Eliades Ochoa- mais aussi le fait que ce dernier se trouve une semaine à Madrid fin 2008 en même temps que Bassekou Kouyaté ont concrétisé les choses. » Rentré en studio pour un simple essai afro-cubain, le producteur Gold en ressort avec 90 % d’un album achevé. Une musique juteuse qui donne un autre sens au mot liberté. Pour reprendre un terme du Guardian , chaque bord a pollinisél’autre. Résultat: ces entrelacs de balafon et de maracas, de ch£urs havanesques et de voix surettes de Bamako -en particulier, le timbre angélique de Kasse Mady Diabaté- ont fusionné dans un fringant pari sur le destin. Une façon d’affirmer que la culture est un poumon qui survit à tous les pneumothorax. C’est peut-être ce que pense Toumani Diabaté en sortant griller une cigarette sur la terrasse de l’ Opera House d’Oslo, encore frémissant de ce qu’il a entendu ce soir.

Texte Philippe Cornet, à Oslo

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