STAR DUPETIT ÉCRAN DEPUIS 2007, SHAUN THE SHEEP EST LA VEDETTE DU NOUVEAU LONG MÉTRAGE DES STUDIOS DE BRISTOL, SPÉCIALISÉS DANS L’ANIMATION EN PÂTE À MODELER. TOUR DU PROPRIÉTAIRE…

Aztec West, un zoning d’entreprises quelconque, non loin de Bristol. C’est ici, à deux pas des installations de Airbus Industries et autre Rolls Royce, que les studios d’animation Aardman ont élu résidence. Un cadre résolument anonyme, pour une société l’étant beaucoup moins: créée en 1972 par Peter Lord et David Sproxton, Aardman s’est fait connaître par la grâce de ses productions en pâte à modeler, trouvant dans leur apparente désuétude, trempée dans un bain de fantaisie et d’humour aussi absurde que british, une marque de fabrique en même temps que la clé de sa réussite. Sledgehammer, pour Peter Gabriel en 1986, puis Creature Comforts, de Nick Park, allaient asseoir la réputation du studio, avant que les aventures de Wallace et Gromit ne lui ouvrent de nouveaux horizons. Associée tantôt à Dreamworks, tantôt à Sony, la petite institution britannique devait, à compter des années 2000, aligner les longs métrages avec un succès rarement démenti, de Chicken Run à Pirates!, tâtant, au passage, de l’animation en images de synthèse, le temps de Flushed Away (Souris City) et Arthur Christmas. Une expansion menée tambour battant, au risque, d’ailleurs, de voir s’y diluer quelque peu le charme de ses réalisations…

A cet égard, Shaun the Sheep, le sixième long arborant le label Aardman, a des allures de retour à ses moutons, sinon à ses fondamentaux. Production européenne (le projet s’est monté en partenariat avec Studio Canal), question notamment de sensibilité, le film consacre le passage au grand écran d’une figure familière, Shaun, ovin découvert en 1995 dans A Close Shave (Rasé de près), où il dévorait consciencieusement l’intérieur de Wallace et Gromit, parmi d’autres facéties. Et star, à compter de 2007, d’une série télévisée à succès, déclinée à ce jour en 140 épisodes de sept minutes, vendus dans quelque 170 pays -à peine est-on entré dans le saint des saints, que l’on découvre d’ailleurs un étalage conséquent de produits dérivés japonais, le drôle de mouton ayant conquis les coeurs nippons. Pour la petite histoire, une exposition qui lui était consacrée a ainsi accueilli quelque 30 000 visiteurs à Tokyo en cinq jours à peine; de quoi souligner, si besoin en était, l’universalité du personnage. De là à ce qu’il fasse l’objet d’un long métrage, il n’y avait donc qu’un pas, franchi avec gourmandise à l’occasion de son vingtième anniversaire. Un bonheur communicatif, du reste, les quelques extraits découverts, en juin dernier, en prélude à la visite du studio ayant des vertus hautement euphorisantes. Soit un échantillon de la philosophie Aardman, telle que résumée par David Sproxton: « Nous avons la conviction que si nous prenons du plaisir à faire ces films, le spectateur en éprouvera aussi. En plus de l’authenticité, la composante absurde des histoires est essentielle: elle permet de parler aussi bien aux adultes qu’aux enfants. »

Sans voix, mais parlant

Aux commandes de Shaun the Sheep, on trouve deux artistes maison, Richard Starzak et Mark Burton. Entré au studio en 1983, le premier (de son vrai nom Richard Goleszowski, tout le monde le surnommant Golly) avait notamment travaillé au développement et à la réalisation de la série TV éponyme créée par Nick Park. Quant au second, il a un riche parcours de scénariste, ayant exercé ses talents sur Chicken Run et Wallace & Gromit: the Curse of the Were-Rabbit, parmi d’autres. Autant dire que la paire présente des profils complémentaires. A découvrir les premières images du long métrage, une aventure rocambolesque arrachant Shaun et ses amis à leur existence routinière de la ferme de Mossy Bottom pour les conduire à la grande ville -tout un programme-, la caractéristique la plus criante, si l’on peut dire, en est l’absence totale de dialogues. Le film s’appuie, en effet, sur une narration et un comique purement visuels; un choix arrêté d’emblée, et une gageure, peut-être, encore que le succès de The Artist ait conforté les auteurs dans cette option –« nous avons rapidement eu la conviction que cela ne poserait pas de problèmes », assurent-ils de concert.

Pour mieux s’imprégner des caractéristiques du genre, les deux compères se sont replongés dans de nombreuses comédies muettes, histoire notamment de se remémorer comment l’humour s’y déployait. Et de revendiquer, au-delà, deux inspirations majeures. « Nous avons été beaucoup influencés par Jacques Tati, et la façon dont il se sert du son pour faire progresser la narration, explique Mark Burton. Les effets sonores deviennent, en quelque sorte, un personnage du film. » « Et nous avons regardé beaucoup de films avec Buster Keaton, renchérit Richard Starzak, parce qu’il est le prototype même de l’expression impassible, et le visage de Shaun est plutôt figé. » Shaun the Sheep joue ainsi idéalement de deux registres de comédie, caustique et slapstick, sans y sacrifier pour autant les émotions -«  »It’s All in the Eyes », comme disait Michael Caine« , souligne Richard Starzak, sans même parler des expressions corporelles, innombrables, affinées pour le coup. Ou comment tourner un long métrage sans voix, mais parlant. Du grand art, en tout état de cause, qui vaut au film une part de son esthétique, mais aussi un ton et un tempo aussi singuliers qu’irrésistibles.

Un fil dans une pelote de laine

Si l’idée du long métrage percolait depuis un bon moment déjà, la production s’est étalée sur deux ans à peine -délai fort court pour un long métrage d’animation, en stop motion qui plus est. « Du fait de la série, nous connaissions déjà fort bien les personnages et leur environnement, relève la productrice Julie Lockhart. L’une des difficultés, en animation, tient au fait que l’on ne peut pas se permettre de prises inutiles, et tourner une séquence puis changer d’avis. Cela prend tellement de temps que c’est vraiment de l’argent jeté par la fenêtre. Mais dans le cas présent, on connaissait l’univers de Shaun au point de pouvoir essayer diverses choses. » Constat valant également pour le scénario: « L’ADN de Shaun est très fort, observe Mark Burton. Et si développer un format court en long est toujours un défi, nous n’avons pas fondamentalement changé les caractéristiques des personnages, nous avons surtout approfondi leurs relations et veillé à étoffer leur parcours émotionnel. Il ne s’agissait pas d’aligner des épisodes, mais bien de développer une aventure propre. C’est une approche différente, on voit tout en plus grand. »

Pour autant, c’est toujours une même méthode artisanale qui a présidé à la création du film. L’animation en pâte à modeler est définitivement une école de minutie et de patience. Et la visite du studio, département après département, en apporte une éloquente démonstration, où l’on voit les personnages progresser, en diverses étapes, de l’état de dessins, puis de moules, à celui de marionnettes. Elles sont au nombre de 21 pour le seul Shaun, de neuf pour le Fermier, et ainsi de suite, en ordre décroissant en fonction du nombre de scènes des personnages, et assorties de multiples accessoires, comme ces masques, affichant des expressions différentes, et que l’on peut clipper sur les poupées. La mise en scène suit une même logique de précision, l’objectif d’un animateur étant de mettre en boîte deux à trois secondes utiles par jour -une paille, ou un fil dans une pelote de laine, si l’on considère que le film terminé en compte 5 100 (ou 85 minutes). Au sein d’une équipe d’une centaine de personnes, seize animateurs, et leurs assistants, se sont attelés à la tâche, suivant une méthode éprouvée où, au story-board succède une vidéo de référence en live action, avant l’entame du tournage à proprement parler. Une entreprise d’une durée fluctuante: une heure pour les prises les plus simples, et jusqu’à plusieurs semaines pour celles donnant le plus de fil à retordre. Avec ses 42 marionnettes, la scène ouvrant le volet « grande ville » de l’aventure a, par exemple, nécessité une semaine de tournage. Il en émane, comme du film dans son ensemble, un délicieux parfum d’Albion, certes pas étranger au charme des productions Aardman. On s’y égarerait d’ailleurs volontiers, histoire, façon de parler, de compter les moutons…

TEXTE Jean-François Pluijgers, À Bristol

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