« C’est un job d’enfer de se tenir face à une caméra en étant à ce point vulnérable et ouvert »

God's Own Country conjugue avec bonheur ancrage social et initiation amoureuse. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Francis Lee inscrit dans la rudesse des paysages du Yorkshire une chronique paysanne où s’épanouit une relation homosexuelle. Austère et fort.

Au même titre que William Oldroyd (Lady Macbeth), Clio Barnard (The Selfish Giant), Peter Strickland (The Duke of Burgundy) ou Ben Wheatley (Sightseers), Francis Lee compte parmi les jeunes réalisateurs venus secouer le cinéma britannique ces dernières années. Originaire du Yorkshire, où il a grandi dans la ferme familiale, le cinéaste a choisi d’y situer son premier long, God’s Own Country (Seule la terre), à rebours toutefois d’une certaine image d’Epinal: « Moi qui viens de cette région, j’ai réalisé n’avoir jamais vu ce paysage dépeint tel que je le connaissais, sourit-il dans sa barbe, alors qu’on le rencontre au festival de Berlin. En général, on le représente dans des plans larges restituant sa beauté dans son ampleur dramatique. Mais pour y avoir grandi, c’est avant tout un cadre froid, humide et venteux, pas le genre d’endroit où l’on sortirait pour se promener. Si d’aventure on était à l’extérieur, on marchait la tête baissée, les mains dans les poches et pressés de rentrer. C’est ce que j’ai voulu montrer en tournant ce film, et en donnant moins à voir le paysage que l’impact qu’il a sur les personnages… »

Soit Johnny et Gheorghe, le premier, fils d’agriculteurs du cru, s’épuisant à faire tourner l’exploitation familiale quand il n’enquille pas les lagers jusqu’à plus soif; le second, saisonnier roumain débarqué là à défaut d’autre chose sans doute. Et la campagne du Yorkshire d’être le cadre d’un ballet en trois temps, où à la méfiance puis à la curiosité succède enfin l’attirance, le film n’étant pas sans évoquer, au choix, le Tom à la ferme de Xavier Dolan, ou le Brokeback Mountain d’Ang Lee. « Brokeback est un film incroyable, mais ce sont pourtant deux histoires fort différentes, tempère Francis Lee: le film d’Ang Lee parle d’une relation qui ne peut s’épanouir ouvertement vu le contexte social de l’époque, alors que j’ai voulu créer un film dont l’enjeu ne tournerait pas tant autour de la sexualité et des problèmes pouvant y être liés que de l’idée de tomber amoureux, avec la vulnérabilité que ça suppose. »

Un job d’enfer

Un mélange de pragmatisme et de naturalisme préside d’ailleurs à God’s Own Country. Le premier, dans la manière dont leur entourage accueille la relation s’ébauchant entre les deux jeunes gens -« c’est un environnement où l’on bosse dur dans un milieu hostile. Ce qui importe, c’est que le travail soit fait, pas les émotions ou la sexualité« . Le second, lié au souci d’authenticité habitant le réalisateur: « Je voulais que tout ait l’air réel et que chaque geste soit accompli pour de bon, l’immersion du spectateur étant à ce prix. Avec Josh O’Connor et Alec Secareanu, nous nous sommes vus pendant trois mois avant les répétitions officielles afin d’établir le parcours détaillé des protagonistes. Quand nous avons été prêts à tourner, tout s’est fait très rapidement tant les décisions de leurs personnages coulaient de source. Nous avons accumulé les détails pour qu’ils se sentent eux-mêmes immergés dans ce monde. Et ils ont tâté du travail à la ferme, faisant des pauses longues et dures dans des exploitations pendant plusieurs semaines, connaissant le froid, la pluie, tondant des moutons, les aidant à mettre bas… Venant moi-même de ce monde, je tenais à ce que tout ça soit vrai, authentique et fidèle. Et enfin, nous avons tourné chronologiquement, ce qui a renforcé l’arc narratif et les a aidés, sans rien ôter à leurs qualités d’acteurs. C’est un job d’enfer de se tenir face à une caméra en étant à ce point vulnérable et ouvert. » S’ensuit un drame intime d’une belle intensité, à quoi s’ajoute une dimension politique sous-jacente, ce qui n’est certes pas pour déplaire à son auteur: « Je n’avais pas la moindre idée du référendum et encore moins du Brexit quand j’ai écrit ce film. Mais je tenais à ce que Gheorghe soit un outsider apportant à ce monde quelque chose qu’on ne puisse y trouver. Après avoir été acteur, j’ai travaillé un moment dans une casse, où j’avais pour collègue un Roumain, un mec fantastique. À l’époque, les médias n’arrêtaient pas de nous signifier qu’avec l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne, la Grande-Bretagne allait être inondée d’affreux travailleurs migrants venus profiter de nos systèmes d’assistance. Je me suis senti embarrassé et honteux. Et le film s’est aussi nourri d’une réflexion politique plus vaste à laquelle s’est greffé un élément personnel. À l’époque du Brexit ou de Trump, il est impératif que nous, cinéastes ou auteurs, nous continuions à raconter ces histoires… »

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