À fleur de peau

Crayon (à droite): "Ça peut paraître bizarre dit comme ça, mais nous n'avions aucune velléité à être des Bob Dylan." © Paul Perrault

Avec leur premier album, Hundred Fifty Roses, le duo de producteurs français Duñe x Crayon trousse une soul-pop aussi lascive qu’élégante.

Si un concept tel que celui de « soul française » devait exister, c’est probablement du côté des musiques électroniques qu’il faudrait le chercher. On pourrait même lui donner une date de naissance: 1996, année de sortie de l’album… Pansoul, classique inoxydable, signé Motorbass -soit le binôme rassemblant Étienne de Crécy et feu Philippe Zdar. Un an avant le Homework de Daft Punk, il est l’autre pierre philosophale de la French Touch, cette dance hexagonale hédoniste et sentimentale.

Quelque part, près de 25 ans plus tard (!), Hundred Fifty Roses, le premier album de Duñe x Crayon (tiens, également un duo), prolonge à sa manière cette histoire, qui s’étend de Air à Phoenix. Dans leur cas précis, il est même possible d’y retrouver les traces laissées par le mouvement sur le paysage musical anglais (de Jungle à Jai Paul), avant retour au bercail…

C’est en 2015 que Lorenzo Larue (Crayon) et Vincent Goazempis (Duñe) se rencontrent, dans les coulisses d’un festival, à Paris. Le premier, producteur, est fan du second, alors embarqué dans le projet Saje (avec Grégoire Kornmann). Ils ont tous les deux la vingtaine (nés respectivement en 1991 et 1993). C’est l’époque des productions en chambre et des tubes à 1 million de vues sur le Net, sortant de nulle part. On parle alors volontiers de future pop, de chillwave. Eux y voient surtout une manière de chasser l’ennui et les premières désillusions de la vie d’adulte. Crayon:  » Nos parents nous ont élevés dans l’idée que l’on ferait ce qu’on veut plus tard. Sauf que quand on arrive à « plus tard », le monde n’a pas toujours grand-chose à branler de vos petites envies. »

Crayon, par exemple, qui dessine depuis tout petit, se voyait bien peintre. Il s’est même inscrit à une prépa pour les Beaux-Arts. Mais…  » J’ai détesté ça. J’avais des envies d’expressionnisme autrichien torturé. Ils me faisaient dessiner la Géode pendant quatre heures (rires) . Ils ont vite cassé mon délire. » Il se rabat alors sur la musique. DJ, il commence à chipoter sur son ordinateur, diffuse le résultat sur les réseaux.  » On est vraiment la génération SoundCloud, à tout balancer directement sur le Net. » Résultat: en 2011, Crayon reçoit un message de Gildas Loaëc, patron du fameux label Kitsuné.  » Je devais avoir 300 fans sur ma page Facebook. Et voilà qu’il me propose de sortir mes morceaux. C’était le ticket d’or! »

Avec Saje, Duñe se retrouve également à connaître rapidement des premiers succès, propulsé du jour au lendemain dans un monde dont il ne maîtrise pas toujours les codes. Ni les travers d’ailleurs.  » Beaucoup de contrats, peu de libertés artistiques« , résume-t-il laconiquement. Au point d’ailleurs d’imaginer faire un pas de côté et reprendre des études. Avec Crayon, cependant, ils se donnent une chance de voir à quelle musique pourraient aboutir leurs bidouillages en commun…

Syndrome de l’imposteur

À les entendre, chacun a les qualités de ses défauts. Crayon a la passion geek, le goût du digging, de la référence, et de l’éclectisme musical, du post-punk au hip-hop.  » Dès mes quinze ou seize ans, j’ai commencé à mixer. J’étais à Aix-en-Provence, je jouais au Mistral -j’avais cassé les couilles du patron pour pouvoir faire les warm-up (rires) . » De son côté, Duñe avoue un rapport à la musique plus spontané, direct et intuitif – » se poser trop de questions tue souvent la créativité » . L’un est donc cérébral, va chercher le bon son de basse pendant des heures; l’autre y va au feeling, et  » se fout que telle suite d’accords a bien pu fonctionner chez les Beatles si elle ne convient pas au morceau que l’on est en train de faire » .

À fleur de peau

L’alchimie a en tout cas bien lieu. Au fil du temps, le binôme trouve même sa propre touche, sa propre télépathie. Récemment, ils en ont fait profiter le rappeur Ichon (dont le premier album est attendu pour début septembre), ou encore le Bruxellois Swing, pour le morceau S’en aller, en duo avec Angèle. Duñe:  » C’est un bon exemple, parce que ce n’est que quand Crayon m’a rejoint en studio que le morceau a vraiment trouvé sa forme. » Crayon:  » On a notre vision, et quand on bosse à deux, il n’y a pas trop de place pour les autres. »

Au fil du temps, le projet s’est pourtant bel et bien élargi. Sur Hundred Fifty Roses, le duo a même fini par faire table d’hôtes, en s’adjoignant notamment les services du bassiste Thomas Clairice (ex-HER), ou en multipliant les invitations à partager le micro (les rappeurs précités, Gracy Hopkins, Aurélie Saada, etc.). Dans la foulée, les morceaux vont également prendre plus d’épaisseur. Pour cela, il a fallu tourner le dos au syndrome de l’imposteur qui colle aux basques de ceux que le Net a poussés en avant, presque malgré eux:  » Je me rappelle de premiers DJ sets qui n’en étaient pas vraiment…« , sourit Duñe. Plantés devant leur ordi, au fin fond de leur chambre, il était encore question de « morceau », de « prod ». Désormais, l’ambition est de construire de « vraies » chansons.  » J’ai quand même appris le piano sur YouTube, s’amuse Crayon . Mais on a avancé ensemble. La première fois que j’ai écrit le texte d’un morceau, c’était pour Vince, et j’ai adoré ça. C’était un peu le début de vraies chansons, avec tout le fantasme couplet-refrain qui va avec. Ça peut paraître bizarre dit comme ça, mais nous n’avions aucune velléité à être des Bob Dylan. Au début, si on calait un son après l’autre, et qu’on arrivait à plaquer les bons accords, c’était cool. »

Reflet de ce qui peut se passer  » vers 5 heures du matin, dans un studio qui sent la weed« , Hundred Fifty Roses n’a en effet rien du montage électro. Intimiste, organique, il pose sa soul nocturne à l’exact croisement entre élégance mélancolique ( Ten Years) et lascivité pop ( Your Fruit).

Duñe & Crayon, Hundred Fifty Roses, distribué par Roche Musique.

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