PATRICK WALLENS RACONTE AU FIL DES MOIS LE MONTAGE DE COULEUR CAFÉ 2015 APRÈS UNE ÉDITION 2014 FINANCIÈREMENT DIFFICILE, REMETTANT EN CAUSE LA LIGNE ÉDITORIALE DU FESTIVAL ALORS QUE LES CACHETS CONTINUENT LEUR ABSURDE FLAMBÉE À LA HAUSSE.

30 juin 2014

Au lendemain de l’édition 2014, Patrick Wallens, directeur de Couleur Café: « J’ai deux sentiments, celui d’avoir vécu un climat absolument épouvantable comme on n’en avait jamais eu et d’être clairement en dessous de notre break-even fixé à 75 000 entrées payantes. Malgré tout, la fête au niveau public était là, l’ambiance dans la gare maritime, et le souk a tourné comme jamais… On va débriefer, remercier les gens et prendre des vacances. »

15 septembre 2014

« On a perdu 150 000 euros rien que sur les bars. » Wallens accuse le coup. « On a eu 72 000 entrées payantes au lieu de 75-76 000, le point où on ne perd pas d’argent. C’est une période de retrouvailles, on s’isole pendant un week-end avec les responsables de tous les secteurs -une quinzaine- et on examine tous les résultats des enquêtes faites sur un échantillon de 1500 à 2000 personnes, par exemple sur la mobilité de la STIB. Chaque année, on essaie d’identifier au mieux le festivalier et l’évolution de la promo qui change constamment avec Internet. On voit quels autres événements le festivalier fréquente, pour analyser la concurrence, on enquête sur l’accueil, l’incidence entre les têtes d’affiche et le public. Généralement, septembre à janvier est une période de réflexion et de remise en question. Là, on voit que notre budget artistique a doublé en cinq ans juste pour garder ce fameux seuil de 76 000 visiteurs payants… C’est inquiétant. »

15 octobre 2014

« Le gros truc, c’est que suite au changement de date de Werchter -avec lequel on a 12 % de spectateurs communs-, on a décidé de se positionner le week-end suivant, celui du 3-5 juillet. Sachant qu’il y a le Summerjam à Cologne et le Wireless en Grande-Bretagne au même moment, on va pouvoir bénéficier des groupes qui sont alors dans les environs. Traditionnellement, on est le premier festival après les examens, donc j’espère que le public suivra… Les nouvelles dates sont sûres à 90 %, la Ville et les sponsors sont ok, les fournisseurs aussi. On m’a proposé Santana, mais c’est cher, trop cher. On parle aussi de Frank Ocean, de Ben Harper. On se demande si on ne va pas investir un peu plus vers l’électro et l’after, on revoit la formule. D’après une enquête sur les attentes de notre public, 31 % veut davantage de reggae, 14,3 plus de soul-funk, 10,7 plus de pop-rock, 6,2 plus de hip hop et 9,8 plus de world music. Dix pour cent trouvent que le festival n’est pas assez consistant au niveau des têtes d’affiche… »

14 novembre 2014

« Il est 11 h 44 et j’envoie à l’agent une offre pour Gad Elmaleh: 120 000 euros. Il remplit Forest National les doigts dans le nez. J’ai assez envie d’essayer autre chose même si je me pose la question du public flamand (Elmaleh ne se produira finalement pas à CC mais aux Francos, ndlr). »

11 décembre 2014

« Faut diminuer les frais de fonctionnement, sauver 15 %: on a déjà fait le tour des pouvoirs publics histoire de conforter les acquis. Ce n’est pas si évident de garder les aides qu’on avait auparavant: on essaie de développer l’art urbain, de nouveaux projets, d’agrandir le camping. On est en attente de réponses, notamment sur la facture un peu lourde de la STIB, et puis on a pris la décision de ne plus faire d’expo, soit d’épargner un budget de pratiquement 50 000 euros. On a fait des plateformes de discussion avec des jeunes en dessous de 26-27 ans, notre principale tranche, et c’est enthousiasmant: il n’y a pas de remise en question fondamentale, ils adorent l’événement. Mais il faudrait être un peu plus pointus, davantage sur les réseaux sociaux. »

« Chouette, Milky Chance est confirmé. Joey Badass aussi. On est sur Ben Harper, Wu-Tang Clan, Caravan Palace, Cypress Hill, Shaka Ponk. On fait des offres pour Snoop Dogg et Lauryn Hill, et j’aimerais avoir Selah Sue. Elle est en tête de notre wish list, avec Stromae et Manu Chao (comme chaque année en ce qui le concerne) et Soja arrive en 4e position. En même temps, on a un peu repris notre bâton de pèlerin, je suis allé au MaMA à Paris, Irène Rossi (également chargée de la presse, ndlr) va aller à Eurosonic, on ira aux Transmusicales de Rennes. On doit être plus proactifs: dès qu’on sent un truc, faut aller voir l’agent. On a mis en place des antennes plus jeunes, plus proches de notre public, qui nous lancent de petits signaux d’alarme: on veut faire un spotlight sur les groupes encore à découvrir, connus en Flandre mais pas en Wallonie et inversement, comme La Smala. »

« Le camping a une capacité augmentée vu qu’on va tenter l’expérience indoor, dans l’un des entrepôts de Tour & Taxis, ce qui donnera une assise plus grande aux gens venant de province. »

20 janvier 2015

« Je suis toujours la piste Manu Chao, qui n’est jamais venu à Couleur Café alors qu’il est passé à Esperanzah! et a donné deux concerts aux Marolles via le BSF: je le demande depuis une douzaine d’années. Tout à coup, l’agent m’explique qu’il ne peut pas me donner de réponse tout de suite parce que Manu va partir en tournée en Amérique latine et qu’il va falloir que j’attende son retour, dans deux mois. Je fais quand même une offre au-delà des 100 000… On a eu les résultats de l’opération Christmas: 2300 tickets combis vendus, cela fait un peu de trésorerie… »

6 mars 2015

« On a des confirmations de Cypress Hill, Dub Inc, Joey Badass et aussi Wu-Tang Clan: même si c’est un peu niche comme tête d’affiche, c’est chouette. On a décidé de faire un petit chapiteau, le Dance Club, de 800 à 1000 personnes destiné à de petites formations, ce qui donnera trois artistes de plus par jour… Sinon on sait que Lauryn Hill ne viendra pas, que Selah Sue est en exclu pour Werchter, que Snoop Dogg est à Dour, que Christine & The Queens est au BSF. Je n’ai toujours pas eu de réponse de Manu Chao. En mai, paraît-il… Chao reste mon joker. On a raté Fauve -qui va aux Ardentes-, c’est un truc sur lequel on s’est trompés. Faut bien comprendre que tu ne programmes pas entièrement un festival avec tes goûts persos. Ceci dit, je constate qu’en hip hop par exemple, on me propose de moins en moins de formules avec musiciens, mais plutôt le/la rapper et un DJ, genre Iggy Azalea, et ses 25 millions de vues sur YouTube. Cible à fond des jeunes: je résiste encore à l’idée de jouer le « phénomène de business ». »

« On a décidé de diminuer le prix: de 42 à 39 euros la journée. »

« Havana Club a laissé tomber son budget de sponsoring, d’un coup. Le plus pénible de ce métier, c’est la partie show business: tu travailles avec des centaines de gens pendant toute une année en sachant que le succès peut dépendre de tel ou tel artiste qui va venir ou pas, et qui fera un sold out le jour de sa venue. Le côté aléatoire est usant. Organiser un festival, c’est rentrer dans l’arène et se battre avec les autres festivals, c’est comme un coupe-gorge. J’aimerais tellement baser Couleur Café sur les découvertes, mais est-ce que le public est prêt à payer une place sans connaître trois ou quatre « grands noms »? Si cela ne marche pas cette année, faudra peut-être penser à descendre les prix, restreindre la programmation, passer de l’objectif de 25 000 visiteurs par jour à 17 000… »

15 avril 2015

« On a été interpellé par l’IBGE (1) sur la problématique du bruit à Tour & Taxis et une nouvelle règle de maximum 86 dB est envisagée dans les entrepôts pour qu’au niveau des habitations, cela soit acceptable. Donc, plein d’événements comme la RTBF DJ Experience ou les Pias Nites émigrent vers le Palais 12, qui est plus isolé et donc « pollue » moins le voisinage. Avec d’autres organisateurs comme le Cirque Royal et l’AB, on va interpeller l’IBGE et les politiques, parce que la réglementation actuelle bruxelloise est de 90 dB. C’est ingérable pour les concerts et ce n’est donc pas respecté: on propose de faire 102 dB sur dix minutes, moyenne acceptée en Flandre et proche des normes françaises. On fera un bilan en essayant de faire progresser cette problématique qui, tôt ou tard, va ressurgir (toujours à l’étude, la nouvelle réglementation passerait de 90 à 100 dB, ndlr) »

7 juin 2015

« Les deux-trois dernières semaines ont été particulièrement éprouvantes… La prog s’est terminée il y a une semaine, on n’est jamais aussi tardifs: depuis la dernière fois qu’on en a parlé, j’ai galéré. Manu Chao? J’ai dû finalement réclamer à l’agent une réponse et elle a fini par me dire: « Je ne le sens pas, je crois que tu peux laisser tomber. » Moi, j’y croyais malgré les exigences de Chao qui ne veut pas faire des festivals à plus de 30 euros par jour -on est à 31,66 en version ticket trois jours- alors que j’avais poussé l’offre jusqu’à 150 000 euros. Même à ce prix-là, cela peut rester une « bonne affaire » parce qu’il peut amener le sold out. J’ai aussi beaucoup négocié pour avoir John Legend, il était libre le samedi, entre Montreux et l’Italie, cela a duré 24 heures. Mais même à 200 000, on m’a fait comprendre que son routing serait trop chargé et que ce n’était « pas assez intéressant » pour un artiste qui a décroché des Grammy Awards. La folie des cachets continue, un festival belge a payé pour une artiste de hip hop plus de 300 000 euros (il demande de ne pas citer les noms, ndlr) et l’inflation continue… »

« Il y a quelque chose dans le business des festivals qui va mal tourner: sur le week-end où on est, j’ai scanné les festivals comme CC ou plus gros: il y en a treize en Europe, dont énormément qui se développent à l’Est. Prends un Benjamin Clementine, crac il décroche une Révélation aux Victoires de la Musique, je double mon offre et cela ne suffit pas. L’offre européenne est devenue tellement énorme que les artistes prennent les mieux payées et les routings les plus concentrés. Pour environ 20 % des têtes d’affiche, on passe par l’agent Live Nation, la boîte américaine qui est aussi derrière Werchter, servi en priorité avant de programmer le Pukkelpop et l’un ou l’autre de ses partenaires, comme Dour. Du coup, les autres organisateurs, dont CC, doivent grappiller ce qui reste, gratter le même os: la conséquence de ça, c’est qu’on vit un stress énorme -faudrait pas que j’y laisse ma santé!- et que les festivals ne s’y retrouvent plus. A CC, on a passé notre temps à faire des économies -diminuant de près de 10 % notre budget de 4 millions d’euros- et pourquoi? Pour payer des prix dingues pour les groupes. On sent fort l’ultra-libéralisme de l’époque. Doit-on suivre le mouvement comme des petits moutons ou essayer autre chose, comme on le fait dans l’achat groupé de légumes bios? Je ne suis pas dans la dynamique de vouloir absolument rester « gros ». Et cette année, notre objectif financier est d’atteindre 66 000 tickets au lieu de 75 000. Mon souci est de retrouver un peu de liberté: est-ce encore imaginable? »

« On a désormais un camping indoor de 2000 places, de même capacité mais un peu mieux équipé que l’autre à l’extérieur. Bizarrement c’est à l’extérieur que cela a été d’abord complet: les gens ne semblent pas dérangés par la boue ou la pluie. »

« Je pense qu’il y a trop de festivals, et là, nos ventes sont un peu… calmes. Comme partout: même Werchter n’est pas complet. Pourtant, j’ai l’impression que le line up de CC 2015, c’est « du béton », j’ai beaucoup de réactions très fortes mais pour l’instant, les ventes ne suivent pas. J’espère une poussée après les examens, à partir du 20 juin. »

« Notre affiche 2015 est orientée reggae et hip hop, avec une présence électro, quelques généralistes comme Milky Chance ou Crystal Fighters et un peu de world music au sens large, notamment les Congolais Kasai All Stars et Jupiter Bokondji… Busta Rhymes est venu booster le samedi, on a six scènes et 66 groupes. On n’a jamais eu autant de demandes pour le souk, on a maintenu la déco, le feu d’artifices, on a de chouettes projets visuels sur la sécurité alimentaire et puis on va créer une tour de dix mètres de haut, taguée, graffée. Le site est toujours aussi merveilleux, on a tout pour faire un très beau festival, mais là, moins d’un mois avant, on reste dans l’incertitude… »

(1) INSTITUT BRUXELLOIS POUR LA GESTION DE L’ENVIRONNEMENT.

COULEUR CAFÉ 2015 A LIEU DU 3 AU 5 JUILLET. WWW.COULEURCAFE.BE

TEXTE Philippe Cornet

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