Laurent Raphaël

Planches pourries à Angoulême

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Notre envoyé spécial à Angoulême peut en témoigner (lire le dossier dans le Focus du 6/02), ce n’était pas la grande joie à la kermesse annuelle de la bande dessinée.

La ville avait la gueule de bois avant de commencer la fête. La faute aux attentats de Charlie Hebdo bien sûr. Mais pas seulement. Le monde de la BD traverse une crise profonde. D’une ampleur comparable à celle qui a mis à genou l’industrie du disque il y a dix ans et donne des aigreurs d’estomac aujourd’hui au cinéma.

Les mêmes effets mais pas exactement les mêmes causes. Plus qu’au téléchargement illégal et à la révolution numérique (même si cette dernière, en court-circuitant le schéma classique de distribution -rendant de facto facultatif le passage par la case librairie- a accéléré le processus de décomposition), c’est à une bulle spéculative que le petit monde de l’édition doit surtout ses ennuis actuels. Comme l’explique avec beaucoup d’humour et d'(im)pertinence le dessinateur Elric Dufau sur son blog (hébergé sur le site du Huffington Post), les éditeurs se sont tiré une balle dans le pied en basant leur développement sur la multiplication des pains. De 800 titres par an dans les années 80, on est ainsi passés à plus de 5000 en 2013. Un miracle qui n’a pas résisté longtemps à la réalité du marché.

Tant que les acheteurs sont au rendez-vous, personne ne se plaindra, on dira que le secteur connaît une croissance extraordinaire. Mais quand, à force d’émiettement, le nombre de lecteurs par album devient insuffisant pour faire vivre décemment les auteurs, la sémantique change et on parlera alors de surproduction. C’est dans cette gadoue que patauge l’édition depuis quelques années. « A l’époque, une bonne vente était de 10.000 exemplaires, observe Dufau. Aujourd’hui elle est tombée à 3000. Donc la plupart des auteurs remboursent à peine leur avance sur droits (qu’ils touchent pendant la réalisation de la BD) et n’ont plus de droits d’auteur. »

Les dessinateurs sont donc les dindons de la farce. Une image rurale adéquate car la situation est assez comparable à ce qui se trame dans l’agriculture. Les producteurs (de lait, de viande d’un côté, de planches de l’autre) sont pressés comme des citrons pour que, derrière, les distributeurs (eux-mêmes à couteaux tirés avec la concurrence) puissent proposer les prix les plus bas et ainsi s’assurer des marges suffisantes pour choyer les actionnaires. Au moindre coup de froid économique, c’est le maillon faible (autrement dit celui qui se trouve en bas de la chaîne alimentaire et ne peut pas faire pression sur le pigeon du dessous) qui s’enrhume.

En BD, alors qu’une poignu0026#xE9;e d’auteurs ou de su0026#xE9;ries stars raflent le paquet, le gros des troupes doit se contenter des miettes.

500 bédéistes ont d’ailleurs défilé à Angoulême pour dénoncer la précarisation galopante de leur profession. Un système à deux vitesses est ainsi en train de s’installer, rompant avec cette tradition de solidarité qu’a longtemps entretenue le milieu. Alors qu’une poignée d’auteurs ou de séries stars raflent le paquet, le gros des troupes doit se contenter des miettes. Comme partout, la classe moyenne ne joue plus son rôle d’amortisseur à force de dégringoler au bas de l’échelle. La BD fait aussi les frais de l’échec du libéralisme…

Ajoutez au tableau deux ombres, celle d’une récupération, moyennant édulcoration, de la grammaire de la BD indépendante par les éditeurs mainstream (un recyclage dénoncé par Jean-Christophe Menu, le cofondateur de l’Association, dans la revue Kaboom) et celle d’une honorabilité en trompe-l’oeil, et vous avez un secteur entier qui est bon pour une tournée générale de Prozac. Même si la BD est plus fréquentable qu’avant, elle traîne encore une réputation de sous-genre littéraire que les expos prestigieuses et le marché florissant des originaux n’ont pas complètement effacée. Pourquoi? Parce que l’inconscient collectif se focalise sur ce qui marche, à savoir les classiques « tout public » plus ou moins bien réchauffés (Astérix, Lucky Luke et consorts), et sur les séries gonflées aux hormones marketing. Sans voir que derrière cette forêt uniforme et aveuglante se cachent des arbres moins formatés aux senteurs raffinées. J’invite les sceptiques à lire le Fauve d’or de cette édition 2015, L’Arabe du futur de Riad Sattouf, où l’intime et la grande Histoire se télescopent au fil d’un récit doux-amer. S’ils ne sont pas touchés par ce témoignage en prise directe sur l’actu syrienne, on ne peut rien pour eux.

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