Phénomène: 1984 tombé dans le domaine public, quatre adaptations BD sortent en même temps

De g. à dr.: aux éditions du Rocher, Sarbacane, Grasset et Soleil, quatre sorties quasi simultanées. © ÉDITIONS DU ROCHER, SARBACANE, GRASSET, SOLEIL
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Menace d’avalanche. De plus en plus d’oeuvres populaires et bénéficiaires tombent dans le domaine public, à l’image du plus célèbre roman de George Orwell. Quatre BD adaptées de 1984 sortent ainsi en même temps en librairie! Un phénomène voué à prendre de l’ampleur.

Elle est posée: 1984 x 4! Telle est l’équation, impossible à résoudre, à laquelle les libraires bédé font pourtant face depuis plusieurs semaines: comment vendre quatre fois, avec des sorties presque simultanées, la même histoire déjà connue de beaucoup, mais adaptée pour la première fois (fois quatre) en bande dessinée? Et comment choisir entre le 1984 de Xavier Coste (Sarbacane), le 1984 de Jean-Christophe Derrien et Rémi Torregrossa (Soleil), le 1984 de Sybille Titeux de la Croix et Amazing Ameziane (Rocher) ou encore le 1984 de Fido Nesti (paru, avant tous les autres, chez Grasset)? Un embouteillage d’adaptations et des batailles d’éditeurs qui risquent de se répéter et de proliférer dans les années à venir: non seulement les éditeurs de bande dessinée raffolent déjà, en soi, du principe de l’adaptation, mais les occasions vont se multiplier avec le temps, et ce de manière inéluctable.

Le principe et le tempo du domaine public sont en train de rattraper l’histoire de l’industrie du divertissement.

C’est que le principe et le tempo du domaine public sont en train de rattraper l’histoire de l’industrie du divertissement. Et de plus en plus d’oeuvres (romans, films, bande dessinée, musique), de manière quasi exponentielle, deviennent libres de droits chaque année. A peu de choses près (à savoir un vague droit moral), tout un chacun peut désormais s’emparer des premiers romans d’ Agatha Christie, du Tarzan de Burroughs, du Popeye de Segar, du Gatsby de F. Scott Fitzgerald ou du 1984 de George Orwell, pour les publier, les diffuser ou les adapter à sa guise, sans frais ni autorisation.

Rémi Torregrossa s'est, lui aussi, pris au jeu de l'adaptation du chef-d'oeuvre de George Orwell.
Rémi Torregrossa s’est, lui aussi, pris au jeu de l’adaptation du chef-d’oeuvre de George Orwell.© ÉDITIONS SOLEIL, 2021 – DERRIEN, TORREGROSSA

En Europe, une oeuvre tombe dans le domaine public au 1er janvier de l’année qui suit les septante ans de la mort de son auteur (l’anglais George Orwell est décédé, jeune, en 1950, quelques mois seulement après la parution de son chef-d’oeuvre). Aux Etats-Unis, un film, un roman ou un personnage de comics ou de cartoon devient propriété de tous et « bien commun » nonante-cinq ans après sa création. Au 1er janvier dernier, ce sont ainsi toutes les oeuvres crées et enregistrées en 1925, tel Gatsby le magnifique, qui sont devenues libres de droits. Un tempo qui menace désormais Mickey et les premiers héros de la société du divertissement (lire l’encadré ci-dessous), et qui risque de donner lieu de plus en plus souvent, dans les rayons BD entre autres, à ce genre d’imbroglio. Quatre 1984 pour le prix d’un (en fait non, pour le prix de quatre) avec en sus, une étonnante course d’éditeurs.

Big Domaine is Watching You

« Dans notre cas, l’envie de faire cette adaptation est totalement venue de l’auteur! Il n’y a jamais eu de calcul, au contraire, j’étais même réticent au début, j’avais conscience qu’on risquait de se retrouver parmi d’autres », nous a pour sa part déclaré Frédéric Lavabre, de Sarbacane, l’éditeur français pointu et souvent remarquable qui a publié l’adaptation de Xavier Coste – l’une de celles à retenir, tant elle arrive à sortir du lot et de l’esthétique en réalité imposée par le film 1984 sorti en… 1984, et à replacer l’intrigue dans une atmosphère plus contemporaine. « Xavier portait ce projet en lui depuis qu’il dessine, et tous ses livres l’amenaient là. Mais évidemment, le domaine public, ça change l’économie d’un livre. Si en France, il faut compter environ 1% – 1,5% de droits d’adaptation, pour un roman américain ou anglais, entouré d’agents retors qui ne connaissent rien à la BD francophone, c’est parfois délirant: ils veulent du 5%, du 6%, avec une grosse avance! Compliqué donc. Mais ça n’a pas été simple pour autant: en plus des droits sur l’oeuvre, il faut souvent obtenir les droits sur la ou les traductions de référence, qui sont dans le cas présent toujours couvertes par le droit d’auteur. Et dans ce cas-ci, elles appartiennent à Gallimard… qui, à notre grande surprise, a refusé de nous les céder. Plus tard, j’ai compris: Gallimard venait de les vendre à Grasset, lequels ne sont pourtant pas très copains! »

L'adaptation de Xavier Coste: une de celles à retenir, tant elle arrive à sortir du lot et de l'esthétique imposée par le film sorti en... 1984.
L’adaptation de Xavier Coste: une de celles à retenir, tant elle arrive à sortir du lot et de l’esthétique imposée par le film sorti en… 1984.© ÉDITIONS SARBACANE

C’est en effet l’éditeur Grasset, malin, qui a tiré le premier: sentant le domaine public venir autour de ce roman culte d’anticipation redevenu, parfois n’importe comment, une référence à la mode en ces temps de Covid et de privation de libertés, il a brûlé la politesse à tout le monde en étant… le dernier à payer des droits d’auteur aux ayants droit d’Orwell! Grasset s’est ainsi assuré une édition dans plus de quinze pays, avec la nouvelle traduction de référence de Josée Kamoun, et ce, avec une sortie fin novembre, avant tout le monde et pour les fêtes, quelques jours avant l’arrivée de 1984 dans le domaine public, et le débarquement de ses premières adaptations « gratuites »!

Est-ce qu’il y aura encore un intérêt à adapter une oeuvre sur laquelle vont se jeter tous les autres?

« C’est sûr que lorsqu’on a appris qu’il y aurait cette sortie, alors qu’on travaillait déjà d’arrache-pied à repartir entièrement du texte anglais, on s’est dit zut… », confie Frédéric Lavabre. « Ça nous a surtout demandé de faire un travail énorme auprès des représentants, pour éclairer les libraires, expliquer notre propre démarche, notre propre livre. On a eu de la chance: tout notre tirage a pu être placé en librairie ». Mais de craindre les années à venir, quand le tempo du domaine public aura rattrapé les années 1930, extrêmement riches: « Est-ce qu’il y aura encore un intérêt à adapter une oeuvre sur laquelle vont se jeter tous les autres? Ça dépendra des auteurs, s’ils ont, comme Xavier, quelque chose à en dire. Et si nous, éditeurs, ne nous jetons pas sur des oeuvres pour la seule raison qu’elles sont à prendre. »

Mickey et Tintin se préparent au pire

Si, pour l’humanité, le fait qu’une oeuvre « tombe dans le domaine public » tient du bienfait, il en va autrement pour les ayants droit qui en tirent toujours des bénéfices. Et ne comptent rien lâcher.

Mickey Mouse et Pluto, bientôt propriétés de tout un chacun? Disney ne l'entend pas ainsi.
Mickey Mouse et Pluto, bientôt propriétés de tout un chacun? Disney ne l’entend pas ainsi.© BELGA IMAGE

C’est le 18 novembre 1928 très exactement que Mickey Mouse, la petite souris créée par Walt Disney (et Ub Iwerks), faisait sa première apparition dans un dessin animé (Steamboat Willie). On sait ce qu’elle est devenue depuis: la marque la plus forte d’un empire du divertissement, qui rapporte encore à elle seule plus de quatre milliards de dollars à son propriétaire, la Disney Company, pour l’essentiel en droits d’adaptation, de diffusion, d’exploitation… Bref, en droits d’auteur et copyrights dont la fin, avec l’arrivée de Mickey dans le domaine public, est d’ores et déjà programmée au 1er janvier 2024. Soit demain.

Un cataclysme pour Disney qui se prépare probablement à reprendre la lutte et son intense lobbying pour l’éviter, comme elle le fait depuis un demi-siècle! La compagnie a en effet déjà obtenu par trois fois du Sénat américain un changement de la loi qui entoure ce principe de domaine public, qui prévoyait à l’origine qu’une oeuvre y tombe cinquante ans après la mort de son auteur. Dans les années 1970, le principe a été porté à septante ans, comme en Europe, puis, dans les années 1990, à nonante ans après sa création. Dans les années 2000, Disney, a travers une loi qui porte même péjorativement son nom, « The Mickey Mouse Protection Act », a encore obtenu un « rab » de cinq ans! La compagnie a d’ores et déjà fait savoir que « Disney détiendra toujours les droits d’auteur pour les incarnations ultérieures du personnage – et il détiendra également les marques de commerce liées à Mickey ». Soit à peu près tout de son empire et de sa souris, si ce n’est ses premières apparitions et ses premières histoires. Quand on pense que l’empire Disney s’est construit à coups de films d’animation eux-mêmes adaptés d’oeuvres tombées dans le domaine public…

En Belgique, quelques icônes vacillent aussi, à commencer par la plus fameuse d’entre elles, Tintin. Son auteur, Georges Rémi dit Hergé, est décédé le 3 mars 1983; son oeuvre tombera donc dans le domaine public au 1er janvier 2054 – et tout le monde pourra, théoriquement, s’emparer et exploiter ses personnages, du cinéma à la publicité, sans plus en référer à la SA Moulinsart, détentrice des droits de l’oeuvre de Hergé. Soit le pire cauchemar de son patron, Nick Rodwell, qui ne lâche jamais rien! S’il a encore trente ans pour se faire à l’idée, la contre-attaque est déjà en branle: non content de se brouiller avec de plus en plus d’évidence avec Casterman, l’éditeur historique des albums, dont il pourrait finalement se séparer et ainsi reprendre en main le destin éditorial de sa propriété, le deuxième époux de la veuve de Hergé, mort sans enfant, a déjà distillé l’idée d’un nouvel album qui pourrait paraître avant… 2053, issu de rares travaux inachevés ou inaboutis, et qui pourrait lui fournir une rallonge, propre, dans certains cas, aux oeuvres posthumes. Protégées, elles, théoriquement, jusqu’à vingt-cinq ans après leur « découverte ».

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