Pas Percival Everett

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Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Après le western ou le fantastique, Percival Everett s’essaie au polar avec Montée aux enfers. Une fois de plus, cet auteur qui compte dans le paysage littéraire dynamite les codes de la fiction et met en scène, et à nu, la tragi-comédie humaine. On lui a tendu le micro.

L’écrivain américain Percival Everett s’est installé à Paris pour un an avec femme -l’auteure Danzy Senna- et enfants. Un voyage qui en rappelle un autre, celui de James Baldwin en 1948, quand cette figure phare de la littérature afro-américaine prenait le chemin de l’exil, écoeuré par les préjugés de ses compatriotes contre les Noirs et les homosexuels.

« Mes motivations sont nettement moins romantiques », précise tout de suite l’élégant quinquagénaire lorsque nous le rencontrons dans les bureaux d’Actes Sud au coeur de Saint-Germain-des-Prés pour la sortie de son nouveau roman, Montée aux enfers. « J’ai été invité par le festival America en septembre dernier et nous avons décidé de rester en Europe quelques mois pour changer d’air et avoir un autre point de vue sur le monde. »

Une démarche quasi politique donc qui n’étonne pas de la part de ce satiriste-né, dont l’oeuvre, une vingtaine d’ouvrages en tout, n’a cessé de sonder les maux qui rongent l’Amérique, du racisme ordinaire (Pas Sidney Poitier) à la violence (Le Supplice de l’eau) en passant par la religion (Glyphe) ou la paresse intellectuelle (Effacement). Pour faire avaler ses pilules amères et philosophiques, le docteur Everett les enrobe dans un genre populaire comme le western (Blessés) ou le fantastique (Désert américain). C’est encore le cas cette fois-ci. Montée aux enfers ayant les apparences du polar même si on comprend très vite qu’il cherche à nous entraîner sur des chemins nettement plus tortueux et instables. On est plus proche de la fable existentielle aux contours indéfinis que du thriller à suspense corseté. « Je ne suis pas un inconditionnel de la fiction de genre, confie d’ailleurs Everett d’une voix qui semble avoir pesé au gramme près chaque mot. Je m’en sers parce qu’elle est très codée. Je peux donc jouer avec les attentes du lecteur, les détourner pour le sortir de sa zone de confort et le pousser, je l’espère, à réfléchir. »

Métaphysique des sentiments

Une entreprise de déconstruction des mythes américains toujours déconcertante, le gaz du malaise, qui est aussi hilarant tant il cultive un humour déjanté frappé du non-sens, suintant par tous les pores narratifs. On éprouve métaphysiquement ses livres autant qu’on les lit. Avec à la clé cette sensation d’étrangeté diffuse et magnétique, proche du choc conceptuel, que l’on ressent aussi devant une peinture abstraite. Ce n’est sans doute pas un hasard si le romancier s’adonne à la peinture à ses heures perdues, et qu’il ne cache pas son admiration pour les expressionnistes abstraits, Pollock, Kandinsky et Rauschenberg en tête. L’intellect n’est jamais loin des émotions chez le romancier. « Je n’avais jamais pensé à ce rapprochement entre mes livres et les arts plastiques. Mais ça me plaît. J’ai fait exprès de laisser planer le doute pour que le lecteur ne puisse pas se raccrocher à la main courante des codes du genre. Je déteste de toute façon les dénouements simplistes des romans sans envergure. »

Résumons: Everett appartient à la classe moyenne afro-américaine, c’est un écrivain respecté doublé d’un philosophe et d’un intellectuel incisif qui enseigne à la California Southern University. Est-ce que ça fait de lui automatiquement un partisan d’Obama et un étendard auto-proclamé de la cause noire? Non. Deux fois non. Rétif aux étiquettes, il met en échec toute tentative de catégorisation. Obama l’a déçu. Mais pouvait-il en être autrement quand on connaît ses convictions politiques? « Je suis très à gauche et Obama est centriste. Il ne l’a jamais caché. Je ne lui en veux donc pas pour ça mais plutôt d’avoir attendu la fin de son premier mandat, par pur opportunisme électoral, pour prendre des décisions qu’il aurait dû prendre bien plus tôt. Je pense au mariage gay par exemple. » Il lui reconnaît quand même des qualités: « C’est un homme intelligent, honnête et humble. Au moins je ne suis pas gêné de dire que je suis américain…  »

Des qualités qui font largement défaut selon lui à l’autre camp. « Je suis dégoûté par les mensonges des Républicains et de leur outil de propagande, Fox News. Ils mentent sans vergogne, se foutant complètement de la vérité. Ça saute encore plus aux yeux aujourd’hui que rien n’échappe à la surveillance technologique. Je trouve ça injuste que des gens tombent dans le panneau et adhèrent à ces balivernes. » Tout ça énoncé non pas un filet de bave au coin de la bouche et l’oeil fiévreux mais bien d’une voix profonde ponctuée de silences, et soutenue par un regard impénétrable. D’une injustice à l’autre, Everett rebondit sur la place de l’art dans un monde ayant vendu son âme au divertissement. « Charlie Parker est mort dans la misère alors que Michael Jackson s’est éteint sur une montagne de dollars. L’art, le vrai, a toujours dû lutter contre les assauts du mainstream. Il faut croire que les gens aiment se faire manipuler. En politique comme en culture. »

Mais revenons au second trompe-l’oeil: le racisme. Pour beaucoup de gens, même bien intentionnés, quand un Afro-Américain parle autant de la place des Noirs dans ses romans, c’est qu’il a fait de la lutte contre les préjugés raciaux son cheval de bataille. Et pourtant, comme ses collègues Colson Whitehead, John Edgar Wideman ou Eddy L. Harris, Everett refuse de porter le chapeau de la black fiction. Il y voit une nouvelle tentative d’enfermement, de ghettoïsation. Tous se définissent avant tout comme des écrivains. Et si des personnages noirs apparaissent dans la plupart de ses romans, c’est tout simplement parce qu’il sème dans la fiction les graines récoltées dans la réalité.

Il a ainsi écrit Le Supplice de l’eau, qui voit un père dont la fille a été assassinée enlever et torturer un quidam qu’il tient pour responsable, en réaction à Guantanamo et aux exactions commises par des soldats US dans la prison d’Abou Ghraib en Irak. « Je suis un écrivain. Je suis un homme. Je suis un homme noir qui vit aux Etats-Unis. Bien entendu, mon expérience d’homme noir en Amérique a une influence sur mes écrits. Comme, certainement, le travail de John Updike est marqué par le fait qu’il est un homme blanc vivant en Amérique -mais cela, on ne l’évoque jamais. » Plus que la question de la couleur de peau, c’est le mystère de l’identité, ce millefeuille explosif et vulnérable, qui le préoccupe. Et comme pour évacuer le sujet, il rappelle qu' »aujourd’hui aux Etats-Unis, ce qui fait le plus de ravages, c’est le système de classes. La guerre contre la pauvreté doit être la priorité absolue d’Obama. »

S’ils flirtent avec la philo, s’ils taquinent la folie, ses romans portent surtout en eux les germes de la contamination politique. Derrière l’écrivain se cacherait un militant utilisant la fiction pour sonner l’hallali? « C’est notre boulot à tous de dire ce qui ne va pas, répond Everett. J’ai cette préoccupation à l’esprit. Mais je me garde bien de transformer mes romans en pamphlets. Si on charge la littérature de faire passer un message politique, on déforce automatiquement ce message et on est sûr d’écrire un mauvais roman. »

Il évoque encore sa fascination pour les films sud-coréens -« qui s’aventurent là où ne va jamais le cinéma américain »-, son incapacité à expliquer la recette pour écrire un livre -« à chaque fois, c’est magique »- et ses craintes pour le futur de l’édition -« les romans écrits spécifiquement pour les écrans sont médiocres parce qu’ils se focalisent sur le média et n’apportent rien », avant d’aller retrouver sa famille, laissant dans son sillage le souvenir d’un homme cultivé et réfléchi qui enfonce la plume là où ça fait mal. Un Américain modèle en somme.

MONTÉE AUX ENFERS ***

De Percival Everett, éditions Actes Sud, Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne-Laure Tissut, 272 pages.

Un personnage -Ogden Walker, shérif adjoint du comté de Plata, Nouveau-Mexique-, trois enquêtes -sur le meurtre d’une petite vieille, un tueur de prostituées et une double disparition- et… aucune affaire vraiment résolue. Pire, plus on avance, plus le mystère s’épaissit, la narration s’effilochant dans un brouillard existentiel, jusqu’à prendre en flagrant délit de crime ou de délire ce brave Ogden. Y a pas à dire, Percival Everett a le chic pour brouiller les pistes des genres dans lesquels il insémine ses questionnements, qui vont du racisme à la violence en passant par le poids des préjugés. Pas de réquisitoire toutefois ici comme dans Le Supplice de l’eau ou Effacement, plutôt un portrait blafard de cette Amérique profonde peuplée de losers et -osons le mot- de demeurés. Malgré quelques passages délicieux sur la nature, ce roman noir mystérieux ne convainc pas complètement. Sauf à y voir une performance littéraire, une sorte de tableau abstrait peint avec des mots. A classer dans les romans d’avant-garde donc.

L.R.

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