Oblomov de Gontcharov (classiques de la littérature 4/7)

Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Au milieu du XIXe siècle, Gontcharov livrait l’épopée lymphatique d’un gentilhomme russe trop paresseux pour vivre. Un authentique roman en chambre et un sommet tragi-comique.

Oblomov de Gontcharov (classiques de la littérature 4/7)
© Folio

Un appartement de gentilhomme sur la rue Gorokhovaïa, à Saint-Pétersbourg. Intérieur russe opulent typique du XIXe: meubles en acajou, divans tendus de soie, paravents ornés d’oiseaux, tapis, tableaux, charmants bibelots. La pièce est la chambre à coucher d’Ilia Ilitch Oblomov, et autant se familiariser d’emblée avec les lieux: le roman ne quittera que peu la cellule. Ensommeillé sur son lit, lové dans une éternelle robe de chambre douce et flottante, le jeune héros d’Ivan Gontcharov tutoie la léthargie. Surnage dans l’insouciance. Erre dans la torpeur. « La position couchée n’était pas pour Oblomov un besoin, comme elle l’est pour un malade ou quelqu’un qui a sommeil. Ce n’était pas un hasard, comme pour un homme fatigué; pas non plus une volupté, comme elle peut l’être pour un paresseux: c’était l’état normal. »

Petit seigneur d’un domaine provincial qui va à vau-l’eau faute de considération, la trentaine bedonnante faute d’autre exercice que celui de chercher son mouchoir (…), le barine Oblomov vit replié avec Zakhar, fidèle mais menteur domestique qu’il soupçonne de l’extorquer de ses roubles. Ecoeuré du mouvement qui préside à la vie des autres, et de l’agitation constante dont il est convaincu qu’elle finit par éparpiller leur âme, Oblomov a décidé de se retirer doucement de la vie. De tourner le dos au monde (tous les prétextes sont bons: peur du froid, allergie à l’humidité du soir ou fatigue à se raser) et d’étendre les possibilités du sommeil au-delà du cadre autorisé de la nuit. « A d’autres d’exprimer les aspects inquiétants de l’existence, de mettre en marche les forces constructives ou destructrices: à chacun sa prédestination. Telle était la philosophie de ce Platon en robe de chambre. »

Suivant le défilé hilarant de visiteurs tentant successivement et vainement de lui faire quitter son lit-cercueil -un sommet moliérien de mauvaise foi et d’ironie-, le roman culmine en son centre dans l’intrigue sentimentale qu’il esquisse entre Oblomov et la jeune et pétillante Olga: une aventure spirituelle annonçant Proust à laquelle le héros, on le devine, finira par opposer une ultime révérence -les jeux dangereusement torturants de la passion, les doutes et le chaos de l’amour, très peu pour lui. C’est là l’une des forces du livre: si le héros est particulièrement cohérent dans son inertie, la structure de son épopée grippée l’est aussi, qui n’en finira pas de tourner sur elle-même vers une inévitable et bouleversante extinction.

Oblomovisme

Publié en Russie en 1859, salué par Tolstoï et Dostoïevski, le livre connaîtra dès sa sortie un spectaculaire retentissement politique. Conte d’un homme russe refusant de passer à l’action et à la modernité, le roman sera bientôt lu par les révolutionnaires bolchéviques comme l’allégorie d’un pays arriéré, sans dynamisme, et rageusement brandi comme un miroir accablant à l’Ancien Régime pour la création d’un homme nouveau.

Au-delà de son ancrage historique fort, Oblomov est surtout l’exploration psychologique d’un cas. A tel point que, à l’image de Don Juan, Faust ou Emma Bovary, le héros donnera lieu à un nom commun, l' »Oblomovisme », désignant la maladie de l’âme et la désarmante utopie d’un anti-héros en quête d’un bonheur sans nuages, sans orages, sans tapages. « Etait-ce cela, la vie? Toujours des émotions, toujours des alertes! A quand le bonheur paisible, le repos? » Réussissant magistralement où c’était impensable -tenir en haleine, sur près de 600 pages, avec l’idée d’un anti-héros qui refuse toute forme d’action, ni plus ni moins-, Gontcharov fait un sommet inoubliable de comique et d’onirisme. Et si le roman laisse un goût si puissant et inconfortable, 150 ans après sa publication, c’est qu’il creuse magistralement un travers intemporel et peu avouable de l’humain: la viscérale et poisseuse paresse d’exister. Ne dites plus « tragique », dites oblomovien.

  • OBLOMOV, DE GONTCHAROV, ÉDITIONS FOLIO, TRADUIT DU RUSSE PAR ARTHUR ADAMOV, 575 PAGES.

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