Critique | Livres

[le livre de la semaine] Un bref instant de splendeur, d’Ocean Vuong

© GETTY IMAGES
Anne-Lise Remacle Journaliste

Le poète Ocean Vuong donne à lire, dans une langue éblouissante, les plaies ouvertes de trois générations d’exilés vietnamiens aux États-Unis.

« Maman. Tu m’as dit un jour que la mémoire est un choix. Mais si tu étais Dieu, tu saurais que c’est un déluge. » Celui qui dresse ce constat teinté d’amertume (qui aide cependant aussi à comprendre la forme hybride du texte sous nos yeux) est Little Dog (surnom de protection), immigré de troisième génération. Il s’adresse dans une longue lettre poignante à Rose, sa mère analphabète. Elle et grand-mère Lan, prostituée auprès des soldats pendant la guerre du Viêtnam, sont encore hantées par le napalm et la survie alors que lui doit faire face à sa double différence: ne pas être né sur le sol américain et se sentir depuis l’enfance attiré par les garçons. D’humiliations (sa mère contrainte de mimer une vache au supermarché, sous les rires féroces, quand lui ne connaît pas le mot anglais pour « queue de boeuf ») en gifles cinglantes, la relation qui lie mère et fils se dessine dans des gestes hérités d’une violence systémique. Du salon de manucure à la récolte de tabac à laquelle participe Little Dog parmi d’autres illégaux, la société les maintient « précaires et capti[f]s« . Ils n’ont pour sésame que les mots « je suis désolé« , qui les rendent davantage invisibles. La rencontre du narrateur avec Trevor, petit-fils à la dérive du patron, va ouvrir en lui d’autres ambivalences: l’amour peut-il s’écrire avec des mots lumineux quand le rapport de force est biaisé, quand l’un des deux est en rejet de l’identité homosexuelle?

Un bref instant de splendeur n’est pas juste un roman mémoriel suffisamment bouleversant pour vous mettre en permanence le coeur dans la gorge. C’est surtout un exorcisme inouï contre tous types de violence (réelle, symbolique, intériorisée) grâce à la langue. Qu’il rende compte des mains de Rose dégradées par ses conditions de travail (« Tes mains sont affreuses – et je déteste tout ce qui les a rendues ainsi. […] qu’elles incarnent le naufrage et le solde d’un rêve (…) comme deux poissons à moitié écaillés ») ou de ce jeune redneck sans avenir à qui Little Dog s’est charnellement lié (« Trevor avec la cicatrice en forme de virgule sur son cou, un vocable pour dire on va où on va où on va où »), les images de l’auteur transfigurent toute réalité qu’on pourrait sinon juger sordide. Comme chez Jesmyn Ward (à lire le décompte des amis emportés par la drogue, on pense aux Moissons funèbres, stèle pour d’autres déchus du territoire américain), la résilience par l’écriture n’a rien ici de cosmétique. C’est la seule bouée qui permet au narrateur d’échapper au tourbillon des traumas intergénérationnels. À la dernière page, essorés mais captivés, nous reste une question: quels autres textes peut bien charrier en lui Ocean Vuong, après un tel torrent, aussi magnifique qu’abrupt? Car cette histoire déchirante d’embrasement et de réconciliation, c’est aussi la sienne…

Un bref instant de splendeur

éditions Gallimard, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marguerite Capelle, 304 pages. ****(*)

[le livre de la semaine] Un bref instant de splendeur, d'Ocean Vuong

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