Critique | Livres

[Le livre de la semaine] Saturne, de Sarah Chiche: mélancolique planète

© MANUEL LAGOS

À travers flash-back et intimes confessions, Sarah Chiche conte le rare et ambitieux récit d’une enfance endeuillée. Bouleversant.

« They fuck you up, your mum and dad »… Ainsi débute un fameux poème de Philip Larkin, que l’on pourrait traduire (en restant courtois) par:  » Ils te foutent en l’air, ton père et ta mère« . Le poète anglais précise que ce n’est peut-être pas ce qu’ils voulaient, mais voilà, le mal est fait. Dans le cas de Sarah Chiche, c’est un peu ça, quoiqu’un brin plus compliqué: le roman s’ouvre sur le lit de mort de son père. Il va mourir d’une leucémie à seulement 34 ans -l’autrice, elle, n’a que quinze mois.

Mai 2019: une femme se dirige vers l’auteure dans ce que l’on devine être le salon du livre de Genève: « J’ai bien connu vos grands-parents, votre père et votre oncle. C’était à Alger« . Cette rencontre inopinée va réveiller la promesse faite au fantôme de son père d’enfin conter ce récit douloureux. « Le livre était toujours déjà là, mais toujours déjà caché« , admettait récemment l’autrice dans l’excellente émission Par les temps qui courent sur France Culture.

Flash-back vers l’Algérie colonisée: Harry (le père de Sarah Chiche donc) et son frère Armand, élevés comme des jumeaux, y coulent des jours paisibles. La famille prospère grâce à la clinique privée du patriarche. Vient la guerre, et le grand-père parvient, avec l’aide de banquiers réputés, à recréer la clinique à Paris. Mais l’image idyllique de la famille florissante va se fissurer: « Il y avait quelque chose de pourri dans notre royaume« … Harry, en fait si différent, n’est que le frère du fils préféré, et des liens se brisent lorsqu’il présente à la famille la future mère de Sarah, cette femme « d’une beauté effrayante« .

[Le livre de la semaine] Saturne, de Sarah Chiche: mélancolique planète

Galop enfiévré

Jusqu’ici, Sarah Chiche tournait autour sans véritablement toucher du doigt le coeur de ses tourments. Son précédent livre, Les Enténébrés, traitait de l’histoire de la famille de sa mère. Elle sonde cette fois la mythologie paternelle, pour enfin livrer SA propre fiction d’une enfance endeuillée.

Elle conte ces scènes décisives qu’elle n’a pourtant pas vécues, et décrit leurs acteurs comme de véritables personnages -leur vie fut, de fait, romanesque en diable. Comment rester indifférent à pareil récit aux confins de l’intime? À la mort de sa grand-mère paternelle, l’une des dernières garantes de l’histoire familiale, il sera question de dépression, du syndrome de tako-tsubo, car la romancière, elle, finira par sombrer. C’est ainsi qu’elle rejoindra Saturne, la planète mélancolique, « l’autre nom du lieu de l’écriture« …

On découvre dans le livre ce cavalier légendaire d’un poème de Gustav Schwab désespérément à la recherche du lac de Constance -gelé et recouvert d’une épaisse couche de neige, il le traversera sans le savoir. C’est dans la même transe d’un galop enfiévré, en à peine plus de 200 pages, que Sarah Chiche répond finalement à ce « panneau muet » brandit par son père sur son lit de mort, son ultime geste d’écriture: « Ma femme et ma fille« .

Saturne

De Sarah Chiche, éditions du Seuil, 208 pages. ****

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