Mitsuyo Kakuta trace dans un roman sinueux le portrait d’une femme transparente décidant de s’émanciper. Vertigineux.
« Qu’une personne disparaisse du monde, c’est simple, non? » C’est par cette question que s’ouvre Lune de papier, le quatrième roman traduit en français de l’écrivaine japonaise Mitsuyo Kakuta, chimère (ou non) que poursuivait déjà Kiwako, l’héroïne de La Cigale du huitième jour, son précédent opus: le kidnapping du bébé de son ex-amant entraînait cette dernière dans une cavale à travers l’archipel nippon. Ici c’est Rika Umezawa que l’on découvre, à Chiang Maï, au nord de la Thaïlande, où l’a conduite une escroquerie de grande ampleur ayant pris tout le monde de court.
Mirage consumériste
Ce prologue passé, le roman rembobine le fil de son histoire, celle d’une jeune femme tentant, dans le déclin des années 80, de se conformer à son rôle d’épouse modèle, discrète jusqu’à l’effacement et guère considérée en retour par un mari la toisant. Jusqu’au jour où, réalisant que « tout ce qu’elle faisait sans penser au début de son mariage lui paraissait à présent fade, et aussi éloigné d’elle que le mur (de Berlin) sur l’écran de télévision », elle décide de s’inscrire à une formation afin d’intégrer une banque en qualité de chargée de clientèle -des retraités âgés pour la plupart, dont sa gentillesse et son dévouement ne tardent pas à lui valoir la confiance. Bénéficiant d’une autonomie financière nouvelle, et confrontée à l’usure prématurée sinon au néant de son couple, Rika va se muer insensiblement en acheteuse compulsive, condition accueillie avec « un sentiment de plénitude totale », et appelée à prendre une autre dimension suite à sa rencontre avec Kôta, un jeune étudiant en cinéma…
S’appuyant sur un découpage habile qui enchâsse les flash-back tout en convoquant les points de vue de diverses connaissances de son héroïne, Lune de papier navigue avec fluidité entre chronique de l’aliénation ordinaire et récit d’une addiction, assortie de la fuite en avant consécutive aspirant irrésistiblement sa protagoniste « dans cette ambiance éthérée que procurait l’argent ». « Ce qui autrefois lui avait paru hors du quotidien lui semblait normal, et le quotidien d’autrefois extraordinaire », poursuit l’autrice. Mais si Rika apparaît, à bien des égards, déconnectée de la réalité, la plume de Mitsuyo Kakuta est pour sa part trempée dans celle d’une société japonaise qu’elle embrasse d’un regard acide, doublant la critique cinglante du mirage consumériste et d’une vision capitaliste du bonheur, de celle grinçante d’un modèle patriarcal et du carcan qu’il n’en finit pas d’imposer. Le portrait de cette femme faisant le pari de s’en libérer n’en acquiert que plus de force. Non sans affirmer la voix singulière de Mitsuyo Kakuta dans le concert d’une littérature japonaise contemporaine portée, de Yôko Ogawa à Mieko Kawakami, par un stimulant élan féminin.
Lune de papier
De Mitsuyo Kakuta, éditions Actes Sud, traduit du japonais par Sophie Refle, 336 pages. ***(*)
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