Critique | Livres

[Le livre de la semaine] Les Émotions, de Jean-Philippe Toussaint: l’avenir ensemble

© Basso CANNARSA / Opale
Fabrice Delmeire Journaliste

Dans un décor de mondialisation, sur fond de crises européennes, Toussaint signe une partition virtuose sur comment nos vies échappent aux prévisions.

Après la tétralogie M.M.M.M. (Faire l’amour, Fuir, La Vérité sur Marie, Nue), Jean-Philippe Toussaint entamait l’année dernière un nouveau cycle romanesque avec La Clé USB. On retrouve ici Jean Detrez, expert de la prospective stratégique à la Commission européenne, après son incursion dans le roman d’espionnage à double fond. Spécialiste des métamorphoses qui couvent à bas bruit dans la société, le prévisionniste ne maîtrise plus rien dans sa vie privée. Le 23 juin 2016, jour du référendum sur le Brexit au Royaume-Uni, Detrez vit les dernières heures de son mariage avec Diane. Retrouvant avec surprise la photo d’une jeune femme dénudée dans son téléphone, l’as de la blockchain s’interroge: jusqu’à quel point peut-on oublier quelque chose qui nous est arrivé? Rebattant les cartes, le roman emprunte alors une construction en trois mouvements où affleurent les résonances. Outre le séminaire où a été prise la mystérieuse photo, dans une scénographie de Cluedo entre cheminées de marbre rococo et tableaux de maître au château d’Hartwell House, Toussaint revient sur la place centrale de l’enterrement du père, déjà abordé dans La Clé USB… Avant de s’échapper dans un flash-back sur la crise du transport aérien lors de l’éruption d’un célèbre volcan islandais en 2010.

Trans-Europe Express

Écrivain, photographe et cinéaste, Toussaint construit sur le ténu, ce goût de faire vibrer l’éclat des petites choses. Convaincu que c’est de la félicité de la promesse que naissent les plus belles heures d’amour, il laisse le soin au lecteur de guetter ces moments où le temps s’arrête, se cristallise. « Il y a toujours un moment, dans les relations amoureuses, où, même si on sait que nos corps vont finir par se rapprocher, qu’une étreinte va survenir, qu’un baiser ne va pas tarder à être échangé, on demeure dans l’attente. » Hormis ce travail sur le désir, Toussaint explore davantage la thématique familiale: le deuil du père, ex-commissaire européen, ainsi que les relations de Jean avec son frère Pierre, choisi pour la rénovation du Berlaymont. Il est toujours question de trouver la clé: celle qui permet d’établir la connexion entre les êtres dans le creuset des instant décisifs. Quand deux mains se trouvent, font oublier l’embarras des corps, c’est le virus des émotions qui brouille le pare-feu intime. Sous la maîtrise formelle du nouveau roman qu’il n’a de cesse d’actualiser -ici une réalité technocratique qui nous échappe-, l’envoûtement demeure intact. Entre deux croquis d’architecture et quelques morceaux de bravoure, le temps d’une introspection autour des étangs d’Ixelles, l’écrivain éclaire avec la subtilité qu’on lui connaît de très beaux portraits de femmes. « À croire que la prospective ne nous est d’aucun secours dans les affaires de coeur -ou qu’en amour, il n’y a pas de méthode. »

Les Émotions

Roman de Jean-Philippe Toussaint, éditions de Minuit, 240 pages. ****

[Le livre de la semaine] Les Émotions, de Jean-Philippe Toussaint: l'avenir ensemble

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