Critique | Livres

[le livre de la semaine] La Traversée, de Pajtim Statovci: visa pour le moi

© ANNA KURKI
Fabrice Delmeire Journaliste

Via la question de l’exil et de l’accueil des migrants, le Finnois Pajtim Statovci débrouille les frontières et les genres pour un droit à l’auto-définition.

À quinze ans, Bujar fuit l’Albanie en compagnie d’Agim, son meilleur ami. Après avoir obtenu le statut de réfugié politique en Italie, Bujar se (re)construit au gré des rencontres et s’invente d’autres vies: tantôt Allemand ou Italien, tantôt homme, tantôt femme. « Je suis un homme qui, s’il le désire, peut avoir l’air d’une femme; c’est ce que j’ai de meilleur (…). Je ne serais pas un Albanais, il n’y avait pas moyen, mais quelqu’un d’autre, n’importe qui d’autre. » Enchaînant trafics à la sauvette et ménages dans les ateliers clandestins, vie d’hôtesse d’accueil et de plongeur en sous-sol, parfois tout à la fois, Bujar entame une valse effrénée de mensonges pour égarer ses origines, prendre le plus de distance possible avec l’endroit d’où il vient. Fuir son enfance dans une Tirana chaotique et exsangue, à l’orée des années 90, oublier les derniers jours de son père quittant le Kosovo pour l’Albanie, les enfants dans les rues cherchant à écouler tout ce que la famille possédait, les filles qui se vendent pour de l’argent. « Et là nous avons fini par comprendre combien nous étions pauvres, combien le pays entier était pauvre, comment l’Albanie entière était considérée comme le point noir de l’Europe, un endroit surréaliste privé de cap et de sens, un endroit dont personne ne savait vraiment quoi que ce soit. »

« La femme en moi brûle sur le bûcher tout le jour durant »

Né au Kosovo en 1990, Pajtim Statovci émigre deux ans plus tard en Finlande avec sa famille. Dès son premier roman, le remarqué Mon chat Yugoslavia, son style à la fois âpre et accrocheur rue dans les brancards, gratte dans les zones grises. Tantôt victimes, tantôt agresseurs, ses personnages louvoient entre les croyances et les présomptions d’autrui. Lors de ses pérégrinations en Espagne, à New York ou en Finlande, Bujar cherche toujours à donner le change: avoir l’air de savoir où il va, pour faire partie du paysage, inventer quelque chose susceptible d’intéresser les autres. « Si je n’aime pas leur compagnie et préfère de beaucoup la solitude, c’est à cause de ce débat étouffant qui a lieu dans leur tête. Ils parlent de la sexualité, du genre, de la nationalité des gens comme s’il s’agissait de choses immuables. » Bujar connaît les brimades, les humiliations, il connaît aussi l’amour: avec Rosa à Madrid, puis avec Tanja, femme trans à Helsinki. Il cherchera à exister sous les caméras et les strass d’un concours de téléréalité… Sur les frontières de la nationalité et de la sexualité, avec la brutalité d’avoir des papiers qui ne correspondent pas à ce qu’on est, comment se sentir chez soi à l’étranger et dans son propre corps? « (…) rien n’est fait ou dit par altruisme, chaque acte enveloppe la promesse de lendemains meilleurs, le souhait d’obtenir une chose que je veux, sans laquelle je pense ne pas pouvoir vivre. »

La Traversée

De Pajtim Statovci, éditions Buchet/Chastel, traduit du finnois par Claire Saint-Germain, 272 pages. ****

[le livre de la semaine] La Traversée, de Pajtim Statovci: visa pour le moi

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