Critique | Livres

[le livre de la semaine] 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui l’accompagnent), de Ryoko Sekiguchi

© HÉLÈNE BAMBERGER
Anne-Lise Remacle Journaliste

En résidence d’écriture à Beyrouth, Ryoko Sekiguchi rend tangibles les saveurs et l’urgence de vivre de la ville à la veille d’une révolution et d’un drame.

Il arrive qu’un livre doive s’accompagner d’une mise en bouche en vue de sa digestion. Invitée par la Maison des écrivains à séjourner dans la capitale libanaise entre le 7 avril et le 15 mai 2018 et munie du « seul outil [qu’elle] possède pour se rapprocher d’une ville« , la cuisine, l’autrice japonaise n’imaginait pas qu’elle serait sur place aux prémices de la Thawra (révolution nationale dès octobre 2019) puis d’un drame (l’explosion du port le 4 août 2020). Comme pour Ceci n’est pas un hasard (son livre post- catastrophe de Fukushima), il lui faut contextualiser la réception de son récit (rendu à l’éditeur avant retouches au printemps 2020) et ajouter des ingrédients impromptus voire non désirés à sa recette.

« Archives des cinq sens d’une époque« , ce livre de cuisine truffé de littérature ou ce texte de littérature garni de cuisine(s) célèbre une ville méconnue de Ryoko Sekiguchi avant son séjour, mais aussitôt aimée. Elle a à coeur de continuer à la célébrer, dans chacune de ses couches (du rythme des pas au marché, à la recette du meghli, plat des accouchées ou de Noël), douces ou amères, sans évacuer la nostalgie ou les stigmates de la guerre mais sans les laisser colorer démesurément l’ensemble.

En « anthropologue à l’ancienne« , elle se laisse guider par une anecdote, la corrobore ou l’infirme avec d’autres récits oraux. Elle n’hésite jamais à aligner sur la balance ces expériences vécues avec les siennes, doubles (avec le temps, elle est devenue aussi parisienne que japonaise). Elle s’interroge non seulement sur le visible de Beyrouth mais aussi ses marges: les vendeurs de pain ka’ak qui autrefois déambulaient en appelant le chaland mais désormais le font en silence (car issus de l’immigration) ou ces domestiques philippines qui rentrent massivement dans leur pays, porteuses sans doute de plats à la croisée des chemins. Il y a une finesse véritable dans la façon dont Sekiguchi fait des goûts un biais d’appréhension du monde et la langue, tamisée, frémissante, acidulée, liante, n’est jamais en reste: comme celle qui est aussi traductrice (donc par nature passerelle), nous sommes « nourri[s] par les plats dont [elle] prononce le nom« .

Au détour d’un fragment sur la sensualité du kebbeh, façonné à la main, l’autrice pose le postulat suivant: « Il me semble que tous les plats qui ont acquis un statut international ont ce point commun: soit on malaxe la pâte et on refait le monde, soit on enferme un univers dans un cocon. Parfois les deux. » À la fois livre-refuge d’une poésie culinaire vivace à préserver et ouvrage plein de mâche qui ouvre de nouvelles perspectives, 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui l’accompagnent) tient définitivement du meilleur des deux façonnages. Votre âme -et votre palais- se réjouira davantage après une lente et consciente absorption, une bouchée à la fois.

961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui l’accompagnent)

De Ryoko Sekiguchi, éditions P.O.L, 256 pages. ****

[le livre de la semaine] 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui l'accompagnent), de Ryoko Sekiguchi

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