Le Chant des ténèbres, d’Ian Rankin: bons baisers d’Écosse

À travers le personnage de John Rebus, Ian Rankin pose un regard mélancolique sur un Royaume-Uni plus que divisé. © GUILLEM LOPEZ/ BELGA IMAGES
Philippe Manche Journaliste

Avec Le Chant des ténèbres, 23e aventure de l’enquêteur désormais retraité John Rebus, Ian Rankin fait quitter Édimbourg à son héros pour un récit mélancolique sur fond de racisme ambiant dans un Royaume-Uni polarisé par le Brexit.

« Ce confinement chez nous me semble plus rude psychologiquement que le premier« , confesse via un entretien Zoom l’homme aux 30 millions d’exemplaires vendus de par le monde. Installé derrière son bureau de son domicile d’Édimbourg, le père de l’inspecteur de police de la ville du même nom, John Rebus, dont les aventures sont traduites dans une vingtaine de langues, fait grise mine. Parce qu’on a un jour éclusé quelques pints avec Ian Rankin à l’Oxford Bar, quartier général de Rebus, sur Young Street dans le New Town of Edinburgh, on se permet d’en rajouter une couche en lui disant qu’avec ce Brexit, ajouté à un deuxième confinement, c’est carrément la double peine… « C’est clair que ça n’a rien arrangé mais si tu vis en Écosse, il y a une autre donnée qui entre en ligne de compte: l’indépendance. Légalement, le gouvernement écossais ne peut pas organiser un référendum sans l’aval du gouvernement britannique. Boris Johnson a déclaré qu’avec cette pandémie, le moment était mal choisi pour ça alors que 60% des Écossais sont en faveur de l’indépendance. Il y a de fortes chances que les élections pour le Parlement en mai prochain débouchent sur un clash. Si le gouvernement britannique refuse un autre référendum et que le gouvernement écossais fait la sourde oreille, on risque de se retrouver dans une situation similaire à la Catalogne. »

Si on vous partage tout cela, c’est parce que Ian Rankin a toujours ancré ses romans noirs dans une réalité sociale et sociétale qui colle au plus près de l’actualité. Avec le crépusculaire Chant des ténèbres écrit pendant le premier confinement, l’écrivain fait écho, sans aucune lourdeur, aux tourments d’un monde qui marche de plus en plus sur la tête.

Poil à gratter

John Rebus, désormais pensionné et mal en point physiquement, reçoit un appel de sa fille Samantha qui vit au nord de l’Écosse parce que son compagnon, qui s’intéresse aux camps d’internement pendant la Seconde Guerre mondiale en Écosse, s’est mystérieusement volatilisé. Quasi simultanément, un riche étudiant saoudien, Salman bin Mahmoud, venu sillonner le pavé au volant de sa rutilante Aston Martin sur les traces de Sean Connery, est retrouvé mort sur un parking d’Édimbourg. Sans légitimité légale, Rebus va devenir le poil à gratter de la police locale tandis que ses anciens collègues Siobhan Clarke et Malcom Fox auront fort à faire pour enquêter sur l’assassinat du fondu de l’interprète le plus glamour de James Bond. « Je souhaitais aborder la question du racisme et je me suis souvenu d’une agression sur un étudiant étranger à Édimbourg. Du coup, j’ai imaginé un student friqué fasciné par la période Bond de Sean Connery. Si je l’ai rencontré? Oui, oui… Il m’a un jour avoué que si il avait 20 ans de moins, il se serait bien vu incarner John Rebus pour une série télé. »

Le Chant des ténèbres, d'Ian Rankin: bons baisers d'Écosse

Avec un personnage qui fait des recherches sur la Seconde Guerre mondiale, Ian Rankin n’élude pas la question. Il cherchait une caisse de résonance à une période qu’il décrit comme « sombre et terrifiante« . Et d’enchaîner: « Je suis tombé sur un article de presse que j’avais mis de côté qui relatait les camps de concentration au Royaume-Uni à l’époque de la guerre des Boers en Afrique du Sud et sur un bouquin qui évoquait les camps pendant la Seconde Guerre où l’armée polonaise enfermait ses soldats récalcitrants. Il y en a encore trois ou quatre en Écosse qui sont des attractions touristiques et j’ai commencé à réfléchir comment relier ces camps avec la disparition du compagnon de la fille de Rebus. » Le visage grave, Rankin ajoute qu’il  » ne faut pas aller bien loin dans l’Histoire pour avoir une idée de l’état de notre civilisation. C’est vers ça que la polarisation de notre société nous envoie. Quand Mussolini a fait son apparition dans le paysage politique italien, tout le monde a pris ça comme une bonne blague, Italiens compris. Regarde les récents événements au Capitole! Nous ne retenons pas les erreurs du passé et le Brexit accentue cette polarisation: Traite potentiellement ton voisin comme ton ennemi… »

À travers Le Chant des ténèbres, le fan de rock qu’est Ian Rankin explore aussi la relation d’un père absent avec sa fille. « Un de mes amis m’a dit que je parlais de moi. De fait, il y a certaines vacances familiales dont je n’ai aucun souvenir, au point que ça en est choquant. J’étais physiquement présent mais mentalement absent parce que je pensais à mon prochain roman et que les personnages prenaient vie dans ma tête. » Quant à la mélancolie et au spleen qui donnent le mood de l’ouvrage, Rankin l’attribue à John Rebus. « Je suis moins mélancolique que lui et plus à gauche politiquement mais je n’ai jamais été flic. J’ai la chance de ne pas avoir été confronté aux facettes les plus abjectes de l’être humain. Rebus a 60 ans, comme moi, il est affaibli. Il est moins menaçant que par le passé. Donc oui, c’est mélancolique. Je cite d’ailleurs un personnage de Bertolt Brecht qui dit: In the dark times/Will there be singing?/There will be singing/Of the dark times ». Indeed!

Le Chant des ténèbres, d’Ian Rankin. éditions Le Masque/JC Lattès, traduit de l’anglais (Écosse) par Fabienne Gondrand, 350 pages. ***(*)

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content