La Grande Révolte: la quarantaine selon Abel Quentin, illustrée par Derf Backderf

© ILLUSTRATION: DERF BACKDERF
Abel Quentin
Abel Quentin Écrivain

Chaque semaine, un dessinateur et un écrivain nous proposent une carte blanche sur le thème du coronavirus.

Des années après les faits, il est encore difficile de démêler le fil des événements qui ont conduit à cette jacquerie inédite, à l’embrasement d’un pays entier. La documentation n’est pas inexistante, elle est même abondante, mais elle rapporte trop de faits contradictoires, et puis tout est allé extrêmement vite -la révolte s’est propagée en quelques heures, par la grâce des réseaux sociaux. Si les historiens divergent sur l’identité exacte des premiers insurgés, on sait néanmoins, avec une quasi-certitude, qu’ils étaient des pensionnaires de la maison de repos et de soins L’Arbre de Vie. Le bâtiment a depuis disparu: incendié pendant les événements, il a été remplacé par un champ de culture de cannabis à usage récréatif. À l’époque, une centaine de seniors y vivaient en semi-autonomie -L’Arbre de Vie assurant un suivi médical et des services de restauration collective, mais « aucune assistance quotidienne pour les besoins vitaux », façon euphémistique de préciser que les culs devaient être torchés par leur propriétaire. On y croisait donc des vieux en relative bonne condition physique.

Seul un passant attentif remarquera la petite stèle commémorative patinée par les ans, sobre, plantée au bord de la route. Elle renseigne que le 11 mai 2020, peu après 20 heures, dix pensionnaires de la maison de soins jurèrent de lutter jusqu’à leurs dernières forces contre le décret scélérat qui ordonnait la poursuite d’un confinement dur (« à l’italienne ») pour les individus âgés de plus de 75 ans. Les Dix, comme les baptisèrent leurs partisans. Tout le monde connaît le tableau célèbre qui les représente réunis en demi-cercle au bord du lit de la doyenne, Madame Yvonne Le Brac, tendant leurs mains décharnées au-dessus de la tête de la nonagénaire pour prononcer leur serment; d’aucuns diront qu’il relève d’une historiographie idéalisée et romantique du mouvement. Il demeure que les Dix se sont bien réunis dans la chambre de Mme Le Brac. Que, selon de nombreux témoins, ils ont poussé des hurlements à l’annonce du Premier ministre Édouard Philippe et jeté à terre leurs plateaux-repas.

La suite est connue, racontée par Franz-Olivier Giesbert dans son Histoire du mouvement vieux (Seuil, 2027): « D’abord des attroupements, deux ou trois individus s’agrégant en petits conciliabules chevrotants, et puis bientôt quelques cris, des rires de tête incontrôlables de vieux trumeaux et des raclements de gorge gutturaux de vieux fourneaux, une espèce de rumeur sénescente qui se répandit comme la vérole, de chambre en chambre, la mutinerie parfaitement spontanée, celle d’une classe d’âge qui prenait conscience d’elle-même en étirant ses membres chenus, les personnels paramédicaux regardant avec une appréhension fascinée les vieux secouer leur apathie, éteignant leurs écrans, délaissant leur tablette, les vieux qui n’avaient plus qu’un mot à la bouche, celui tweeté par le Che (Jean-Pierre Chevènement) depuis la maison de repos des Trois Tilleuls, à Colmar: La rue est à nous! »

Allait-on se faire confiner sans protester, six mois de plus? Courber l’échine quand la République les abandonnait dans des mouroirs qui puent l’ammoniaque, au prétexte de les préserver? « Le sevrage de visites en avaient fait des lions enragés, capables de tuer », note Natacha Polony dans son essai Centenaires et radicalisés (Plon, 2037). Six mois supplémentaires à enquiller des mots fléchés, sans écraser une bise mouillée sur la joue de leurs petits-enfants, ce n’était pas soutenable. Yvonne Le Brac leva son déambulateur, cria: « Vive les vieux! », et une tempête de cris lui répondit. Les dentiers claquaient de fureur. « C’est fini de se faire baiser. » « Finito. » « On ira jusqu’au bout. » « Ils vont voir qu’un vieux, ça peut faire sacrément chier. »

Ne représentaient-ils pas un bon tiers de la population? Il fallait s’organiser en classe. Ne pas se laisser abuser par de faux clivages. Cette génération de vieux-là avait fait Soixante-huit et pour certains, le souvenir du descellement de pavés était un paradis perdu. Elle détenait un autre avantage décisif: les plus jeunes d’entre eux avaient été initiés aux réseaux sociaux et à leur pouvoir de contagion. Elle combinait la force de l’expérience insurrectionnelle et la maîtrise (quoiqu’imparfaite) des techniques modernes de communication. Avec un atout considérable qui leur avait manqué, 50 ans plus tôt: cette fois-ci, ils n’avaient vraiment plus rien à perdre.

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