La chute de Tcherenkov, par Luc Chalsege

Les 12 meilleurs candidats du concours de nouvelles sur le thème du Mur organisé par Le Vif et Focus ont été conviés à un atelier animé par Simon Johannin, lors de la dernière Foire du livre.

Aujourd’hui est le plus beau jour de ma vie. Ou le plus important.

Reconnaissons que la beauté et l’importance ne vont pas toujours de pair. Il faudra un jour que je vous entretienne de cela, mais tel n’est pas mon propos en cet instant.

Cet instant? Il est une sorte de couronnement, la suite logique de toutes ces secondes que je suis en droit d’appeler ma vie depuis maintenant trente ans. L’effet ultime de la chute de tous les dominos précédents.

Combinaison bien ajustée. Valve neuro-rachidienne parfaitement étanche. Le Président Alcibiade Samonov l’avait promis, déjà en 2123 lors du cinquième anniversaire de la fin du Grand Délabrement (GD): « L’homme de l’ancien monde a conquis le mur du son en 1947, l’homme nouveau ne peut viser qu’à dépasser celui de la lumière. » J’avais alors sept ans et passais mes nuits à admirer les étoiles et mes jours à dormir sur le banc à l’évocation de Racine, Dostoïevski, Houellebecq, Gunzig, bref de tous ces auteurs classiques qui, à longueur de pages, m’éloignaient de ma seule vraie passion: les mathématiques et l’astronomie. De domino en domino, les sciences remplirent mon existence d’étudiant, Gunzig me permettant simplement d’attirer quelques partenaires affectifs – j’ai toujours été surpris par l’influence des nano-hologrammes des grands auteurs classiques sur l’excitation sexuelle. Je finis par devenir ce que j’étais à l’origine, à savoir un ingénieur en neuro-propulsion doublé d’un pilote expérimenté.

Me voilà obligé de vous exposer brièvement comment fut résolu, théoriquement, le vol à une vitesse supérieure à la lumière. Très vite, et ce dès 2112, quelques mois avant le début du GD (1), les travaux théoriques d’Ilona Virtu avaient identifié le lien entre la physique des cordes et la biologie, en particulier la neurophysiologie oculaire. Cela crevait les yeux -si je puis dire -la vision transmettait des informations liées à la lumière, là se trouvait donc le secret de sa vitesse. Les équations théoriques établirent le fait de manière certaine: profiter de la puissance neuronale oculaire permettrait de dépasser un jour la vitesse de la lumière. Il suffisait de brancher le nerf optique sur un moteur… Simple à dire mais compliqué à réaliser. Toute lumière environnante abaissait l’efficacité du nerf et les moteurs capables de résister à la puissance oculaire potentielle nécessitaient une énergie qui aurait fait mourir Einstein de rire.

Heureusement le génie humain, sorti grandi, par nécessité, des sept ou huit – selon les écoles – années de GD, permit d’enterrer Einstein – avec les honneurs.

La neuro-propulsion vit le jour par les effets conjugués des bienfaits du caisson d’isolation sensorielle et de la polymérisation explosive des plastiques. Pour faire simple, le neuronaute se plongeait dans un bain d’eau légèrement salée à 36 degrés. Le plus dur était d’accepter de laisser ses poumons s’inonder de liquide. La valve neuro-rachidienne étanche assurait alors la « respiration » et la connexion avec le nerf oculaire. Et une brique en plastique de jeu à construire suffisait à éclairer une ville de cinquante mille habitants pendant un mois.

Le voyage neuro-propulsionnel avait été testé en laboratoire. Les essais réels en astronefs s’étaient soldés par des semi-échecs ou des semi-réussites. Les dépouilles de Sic, Gloria et Mundi, bien que simiesques, livrèrent quantité de données, gages de survie pour les équipages suivants. Malgré son succès, quelques 10000 km/seconde en-dessous du seuil, Armstrong fut le dernier chimpanzé neuronaute testeur; il était en effet temps de passer à l’homme et de tenter de sauter le mur.

Combinaison ajustée. Valve neuro-rachidienne parfaitement étanche. Je m’appelle Gabriel Luxfart et je suis le premier neuronaute à défier le mur de la lumière dans le vide. Tcherenkov (2) 2 , tu perdras dans quelques minutes ton aura.

Fin des notes retrouvées dans le journal mnémonique de Gabriel Luxfart – 3 juillet 2146 – 9h24 temps universel.

Début de l’enregistrement neuronal de Gabriel Luxfart – 9h25 temps universel.

Je suppose que vous me recevez. Après toutes ces années, je ne m’habitue toujours pas à la communication neuronale à sens unique. Enfin, tout semble bien se passer, la cabine baigne dans le bleu.

Je me glisse doucement dans l’eau.

Allez, un effort, avaler doucement le liquide et me noyer. Vraiment toujours cette horrible sensation de vouloir se lever, vomir ses tripes et déguerpir. Et ce goût de bouillon tiède! Tension artérielle stable. Ne pas paniquer. Me rappeler ce mantra du néo-taoïsme chrétien: la croix est le noir et blanc de la vie, mal et bien ensemble se croisent, le centre est ton devenir. Centre-toi, centre-toi. Rythme cardiaque à 49 en stabilisation. La connexion neuronale me lie à la console matricielle quantique. Celle-ci répond parfaitement à mes influx nerveux.

J’enclenche le processus de mise à feu. Niveau de polymérisation plastique à 112. J’adore cette douce couleur orangée qui m’enveloppe dans mon cocon liquide. Lapin, lapin, entre et viens… À chaque fois cette comptine me vient en tête. Damnée communication neuronale; chaque pensée est retranscrite. Avez-vous remarqué comme il est impossible d’annuler une pensée? A peine voulez-vous l’annuler qu’il est trop tard: elle s’impose à vous, insidieusement, presque à votre insu. Une partie de votre âme s’exhibe et vous n’avez aucun moyen de la cacher. Heureusement pour vous, avec le temps, j’ai réussi à me conditionner pour maîtriser mes pulsions sexuelles… Me serrer la main…

Flux stables. J’engage la polymérisation forcée. Niveau maintenant à 350. L’orange se pare de traits lumineux incandescents. Les vibrations se font plus fortes. Je sens à peine les effets de l’accélération. La pression est uniforme à l’extérieur et à l’intérieur de mon corps. Un moment d’égalité et d’harmonie. L’astronef a déjà atteint la vitesse de 200000 km/seconde et je ressens à peine le mouvement. La Terre est loin derrière moi. Je sais que vous percevez mes pensées ; j’ai beau y être habitué, je me sens seul. Comme si je parlais à un mur.

Niveau à 485. Vitesse de l’ordre de 291000 km/seconde. Pulsations cardiaques à 63. J’ai atteint le niveau maximum jamais atteint par l’homme. Plus que 9000 km/seconde à grappiller. Je me rappelle, gamin, mes concours d’apnée: record à battre, une minute cinquante. L’excitation des copains, moi dans la piscine, le maître-nageur allant me chercher au fond… Pourtant il ne s’agissait que de quelques secondes. Malgré le bain, je sens la sueur froide dans mon dos. Il me suffit de penser à enclencher la polymérisation à 550. J’y pense mais la négation reste dans le chemin. Je suis désolé. Mes pensées se battent. Désir et peur, un combat éternel devant la vie spectatrice silencieuse. Peut-être une double négation me permettra de sauter le pas? Ou une question, oui, une question, c’est cela. Quelque chose dont on ignore la réponse et qui excitera l’envie de savoir, le désir, ce qui a toujours poussé l’homme. Sans m’en rendre compte, l’esquisse de la question pousse la polymérisation. 512, l’habitacle tourne au rouge sang et est strié d’éclairs. 528, je sens une pression extérieure sur l’habitacle. 537, la paroi semble traversée de lignes rouges et violettes. Pulsations cardiaques à 135. L’astronef tremble de toutes parts. 546, les étoiles défilent sur le côté, l’astronef devient translucide, pulsations à 148, j’ai du mal à rester calme. Rester concentré, ne pas penser à autre chose que le mur de la lumière, tu y es presque. Gabriel, ton rêve, ton désir, ton domino. Tiens le coup. 549, plus qu’une nanoseconde à tenir. 550, vitesse à 300000 km/seconde, pulsations à 160… La paroi de l’astronef se déchire. Je suis aveuglé par une énorme lueur blanche. Le bain se vide. Tao, la pression est forte. La connexion neuro-rachidienne semble encore fonctionner. Mes poumons me font mal, ils doivent se vider. Mais pour respirer quoi? Où suis-je? La lumière est tyrannique, j’entrevois à peine comme deux énormes bancs continus d’étoiles ou plutôt de matière blanche de part et d’autre de ma tête. L’univers n’est pas composé de matière noire, mais de matière blanche! Le liquide s’est répandu. Je ne vois toujours rien distinctement. Des taches de lumière fortes en haut, puis face à moi. Elles bougent, elles bougent!

Je voudrais m’extraire de mon vaisseau mais me sens étrangement pataud. L’effet de la pression ou de la vitesse sans aucun doute. Je navigue à 300000 km/seconde dans l’espace, j’ai sauté le mur et ne comprends toujours pas la nature des phénomènes qui m’entourent. Des bruits secs et répétés. Un lointain bip…bip. Une force soudaine me tire en-dehors de l’enveloppe. Le bouillon me colle encore à la peau couverte des lambeaux de l’astronef. Je suis dans le vide intersidéral. La lumière m’inonde. C’en est presque insoutenable. Mes poumons se dégorgent. La douleur déchire ma gorge. Je vomis et veux hurler, mais aucun son ne sort. Je me revois il y a quelques jours au simulateur de vol. Il y a cinq ans à la fin de ma défense de thèse. Dix ans avant, ma première nuit avec Liesbeth. Une bagarre générale sur la patinoire contre les Slavian Dogs de Séville, adolescent bagarreur. Je monte sur l’estrade, le poème Par-delà les horizons d’Adeline Dieudonné en tête et la peur au ventre, la classe me regarde. Que se passe-t-il? Je suis soulevé par les pieds. Je n’arrive plus à respirer. Je veux crier, je veux crier. Mon sac de billes, rends-moi mon sac de billes. Et mon père, il est contrôleur, et pas le tien ! Que c’est beau une fleur. J’aime ma maman. Où es-tu? On me secoue. Je ne comprends plus, je ne pense plus … Au secours…. Au secours. Ouiinnnnnnnnnnnn, ouiiiinnnnnnnnnnnnnn. Non, ne coupez pas ma connexion neuronale, non, nooooooonnnnnnnn….

Fin de l’enregistrement neuronal de Gabriel Luxfart – 9h26 temps universel. Dossier

classé.

(1) Les historiens ne partagent pas tous le même point de vue à ce sujet. Pour d’aucuns, entre autres Yoko Mitan, le GD a commencé dès 2111, lors des premiers cas de dispersion moléculaire constatés. L’école moltussienne date clairement le début du GD à la fin de 2112, voire au début de 2113.

(2) Tcherenkov, scientifique soviétique, ayant démontré que la lumière peut être dépassée dans un milieu matériel. Dans le vide, par contre, selon la théorie de la relativité d’Einstein, celle-ci ne peut l’être. Jusqu’aux travaux d’Ilona Virtu.

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