L’histoire secrète de Gaston Lagaffe
C’est autant le bébé que l’alter ego de Franquin. Le 28 février 1957, Gaston Lagaffe faisait sa première apparition dans Le Journal de Spirou. Employé au courrier des lecteurs dans la rédaction d’un célèbre hebdomadaire, le gaffeur permet au dessinateur de faire – enfin! – du Franquin. Voici comment est né ce mythe populaire.
Il est mignon. Noir et blanc, entre le cocker et le jack russell. La plupart du temps, il se promène sans laisse, trottinant hardiment entre les jambes de Longtarin, mais il lui arrive aussi de se faufiler à l’intérieur de la rédaction. Souvent, il cherche l’âme soeur, et Franquin lui colle une bulle avec un coeur à l’intérieur. Ce petit chien, qui traverse discrètement une cinquantaine des gags de Gaston Lagaffe et fait depuis plus d’un demi-siècle l’objet d’une chasse au trésor passionnée, résume à lui seul le génie de Franquin. Le dessinateur raffolait des oeuvres à tiroirs – après tout, le chef-d’oeuvre de sa vie n’a-t-il pas pour décor une fabrique de bandes dessinées? – et craignait toujours de ne pas en donner assez à ses lecteurs. Mais c’est aussi toute la saga de Gaston Lagaffe que l’apparition subreptice de ce petit chien résume à elle seule. Car c’est ça, Gaston: l’histoire d’un héros né par hasard. D’une bande dessinée humble et tendre qui a fait son chemin à rebrousse-poil des diktats de son temps et de la tyrannie des superhéros. Et cette histoire foutraque, iconoclaste mais surtout généreuse regorge de clins d’oeil. Pour peu qu’on veuille bien les voir.
Une idée en passant
Tout commence en janvier 1957. Franquin a 33 ans, un rôle clé au sein du Journal de Spirou et bientôt un nouvel atelier bruxellois, dont il taira jalousement le numéro de téléphone. L’homme est très demandé. Un jour, alors qu’il frise déjà le burn-out, il vient pourtant trouver le rédacteur en chef, Yvan Delporte, dans les bureaux de Spirou. Il sait que cet anticonformiste à barbe de prophète accueille toujours les idées à bras ouverts. Et justement, Franquin en a une. Une de rien du tout, une pour le changer de ses travaux habituels. Une idée en forme de blague: « On pourrait faire, dans Spirou, un personnage, un héros sans emploi, c’est-à-dire un héros de bande dessinée qui ne serait pas dans une bande dessinée. Et alors, comme il n’aurait rien à faire, il ferait des gaffes et saboterait le journal par ses maladresses. »
Delporte pointe sa barbe fournie en signe d’assentiment: l’idée est adoptée. Reste à donner un visage à cet antihéros. Brainstorming dans un troquet à deux pas de la rédaction, Au bon vieux temps. Sur un sous-bock, Franquin griffonne une bouille qui deviendra Gaston. La silhouette d’échalas et les cheveux en baguettes de tambour seraient une réminiscence d’un gaillard aperçu lors de son voyage en Amérique. Quant au prénom, une contribution de Delporte, marqué dans sa jeunesse par la maladresse d’un copain d’école, Gaston Mostraet. Gaston, c’est aussi le prénom du beau-père de Franquin, mais le dessinateur n’est pas hostile aux passerelles entre l’intime et la fiction. N’est-il pas en train de devenir père pour de vrai au moment où il donne naissance à Gaston sur le papier?
Arroser l’arroseur
Voilà donc André Franquin, des commandes par-dessus la tête, embarqué dans les aventures d’un héros désoeuvré. Ironique, n’est-ce pas, de la part d’un tel bourreau de travail! A moins qu’en offrant de son précieux temps à un personnage aussi mou-mou, le « gros pif en forme de pomme de terre »; molles, les épaules voûtées; molle, la bouche gobant un mégot -, Franquin n’ait voulu tout envoyer en l’air dans une grande explosion de rire. De fait, la première rencontre de Gaston avec les lecteurs de Spirou, dans le n° 985 daté du 28 février 1957, se décline sous le thème du saccage: des traces de pas noires souillent la bordure d’une page. Dans un coin, un jeune homme vient de pousser la porte de la rédaction. A-t-il frappé avant d’entrer? Pas sûr, vu son air un peu tête en l’air et la nervosité avec laquelle il tire sur son noeud pap’. Oui, pour sa toute première fois, Gaston a mis la forme: cheveux courts, blazer, chaussures de ville. La semaine suivante, le revoilà dans un coin de page. Il a réussi à entrer, mais il semble toujours un peu embarrassé. Pas d’inquiétude, le garçon prend vite ses aises: affalé sur une chaise au numéro d’après, il s’allume une cigarette. Remballé, le costume élégant: le mythique pull à col roulé s’est imposé, lui aussi. Sept jours plus tard, enfin, quelqu’un semble avoir remarqué sa présence. En bas de la rubrique Sports, surmontés d’un grand point d’interrogation, Spirou et Fantasio observent Gaston qui fait le pied de grue, clope au bec. Dans les fêtes, on met toujours du temps à repérer les pique-assiette.
Le 28 mars 1957, le Journal de Spirou passe en couleurs. Quadrichrome, le fumeur solitaire est bel et bien fiché. Bleu, le liseré de traces de pas; vert, le pull-over; bleu clair, les revers du jean foncé; rouges, les chaussettes. Et turquoise, les espadrilles? Pas si vite. Pour l’instant, Gaston porte des chaussures de cuir. Quand Franquin poussera d’un cran supplémentaire le laisser-aller vestimentaire du personnage, les espadrilles de Lagaffe seront orange. Mais l’état déplorable des souliers de toile n’est pas du goût d’un lecteur de Mauléon-Licharre, fief pyrénéen de l’espadrille. Soucieux de la réputation de sa ville, il envoie à Franquin deux paires de chaussures flambant neuves, l’une noire et l’autre bleue. Franquin jette son dévolu sur la paire bleue, que Gaston adoptera pour ne plus jamais la quitter.
Six semaines après son apparition, l’intrus prend enfin la parole, au cours d’un dialogue digne d’une pièce de Beckett. « Qu’est-ce que vous faites ici? » C’est Spirou qui soutire au grand escogriffe ses « J’sais pas… », ses « Beuh… » et ses « Sais plus… ». Aucune information ne filtre de cette absurde interview, si bien que Spirou finit par lâcher: « Mais vous êtes bien sûr que c’est ici que vous devez venir? » Toujours est-il que Gaston est dans la place. Et que ça se voit. Dès la semaine suivante, il renverse de l’encre sur le concours de la semaine, provoquant le tonitruant « Mille millions! » de Fantasio. Dès son origine, la création de Gaston Lagaffe repose sur cette trouvaille géniale: faire interagir la fiction et la réalité. Ainsi, cette première gaffe fait partie intégrante du concours, puisque les lecteurs sont invités à retrouver les mots tachés par la maladresse de Gaston. Avec cet habile stratagème, Franquin réalise son fantasme: arroser l’arroseur et ridiculiser le pète-sec.
Pauvre Fantasio! Lui qui incarne un reporter sympathique et intrépide dans Spirou, le voilà catapulté dans la peau d’un secrétaire de rédaction rabat-joie. Rabat-joie mais indispensable: clown blanc de Gaston, il fait valoir ses gags dans un dispositif comique vieux comme le monde. Le 25 avril 1957, il s’attaque au problème du « héros sans emploi » dans une communication historique: « Ce jeune homme, qui répond -parfois- au nom de Gaston, constitue pour la rédaction tout entière un problème quasi insoluble. […] D’une interview réalisée par notre ami Spirou, il ressort que Gaston a été engagé au journal. Par qui? Il nous a été impossible de l’apprendre. » Et de s’exclamer, horrifié: « Spirou est le seul journal au monde qui possède un héros en trop! » Fantasio n’est pas au bout de ses peines. Un jour, Gaston se place devant l’objectif et son visage en gros plan obstrue une rubrique tout à fait sérieuse, « Le fureteur vous parle de.. » Un autre, il libère une colonie de souris blanches dans toutes les marges du journal. Ou provoque un incendie d’extincteur. Bref, Gaston introduit chez Spirou un joyeux foutoir. Le procédé fonctionne; alors que l’idée était née d’une simple plaisanterie et que nul ne pensait qu’elle pas serait l’hiver – et surtout pas Franquin! -, l’antihéros infiltré devient indispensable au journal.
La parution du millième numéro de Spirou, le 13 juin 1957, l’illustre assez bien. Pour l’occasion, Franquin réalise un tour de force, dessinant mille visages du groom en couverture. Mille? 999, pour être exact. Car un intrus s’est fait un peu de place au soleil. On vous laisse deviner qui… C’est aussi dans ce numéro que le dessinateur fait sa reconnaissance en paternité, à l’occasion d’une autre grande première: sur la seizième page, Gaston emménage dans sa toute première bande dessinée – un briquet à gaz, un « essai » explosif et Fantasio qui rôde dans les parages. Signé Franquin, donc.
Il faudra attendre décembre 1957 pour que cette pratique se généralise. Jusqu’à cette date, les illustrations de Gaston continuent d’apparaître à la sauvage dans les pages du magazine. Mais Gaston a la folie des grandeurs, à tel point qu’il essaie d’ourdir un putsch, remplaçant le titre « Spirou » du n° 1018 par une pancarte « Gaston ». Première victoire: le 28 novembre 1957, dans deux strips qui deviendront le gag 0 de la série, un Fantasio atterré annonce pour la semaine suivante les récits hebdomadaires du héros-sans-emploi. Car Franquin commence à se sentir à l’étroit dans ses simples dessins humoristiques. Décidé à offrir une activité au héros-sans-emploi, Franquin met sur le coup le jeune dessinateur qu’il vient d’engager à son atelier, Jidéhem. Il a l’intention de léguer la bande dessinée à son cadet, après l’avoir formé. Au 15 A, avenue (ou « rue ») du Brésil, le travail est collégial; les planches circulent de table en table et Franquin incarne davantage le rôle du donneur d’ordre – l’amour du pouvoir en moins – que celui du tâcheron. Au début de l’épopée Lagaffe, c’est donc Jidéhem qui dessine la majorité des Gaston. Et combien de fois l’aura-t-il dessiné et redessiné, ce Gaston, sous l’oeil intraitable de Franquin, qui trouvait toujours « trop raide » le trait de son apprenti et l’exhortait à faire « plus mou »!
L’étoffe des héros
N’empêche que Jidéhem a donné beaucoup de lui à Gaston. « Bof », « M’enfin », « Oâââh », toutes ces expressions ont été directement prélevées de son vocabulaire, et Franquin a pris l’habitude de lire les gags de Gaston avec l’intonation de Jidéhem pour tester leur efficacité. Enfin, c’est à Jidéhem que l’on doit le nom de l’homme aux contrats. L’histoire est connue. Jidéhem, pour l’état civil, s’appelle Jean De Maesmaker, J.D.M, Ji-dé-hem. Le jour où Franquin, reprenant une idée soufflée par son ami Greg, introduit à la rédaction un homme d’affaires adipeux et obsédé par la signature de contrats, Jidéhem retrouve dans le personnage de faux airs de son père, directeur d’un grand magasin bruxellois. Et le businessman fut baptisé d’un nom flamand aussi savoureux qu’un waterzooï.
Mais pas question de De Mesmaeker à ce stade de l’histoire. La nouveauté, en ce 11 décembre 1957, ce sont ces deux strips dans lesquels Gaston va pouvoir évoluer à son aise. Notre héros sans bande dessinée a donc fini par obtenir gain de cause. Mais lui octroyer une planche, n’est-ce pas une façon de le faire rentrer dans le rang? Franquin a bien nourri cette crainte, qu’il confie à Numa Sadoul, en 1986: « L’idée était de ne pas en faire un personnage de bande dessinée. Le fait pour lui d’avoir sa propre série a consisté en somme à trahir ses origines. » Pour autant, Gaston n’a rien du héros standard. En charge du courrier des lecteurs, il le laisse s’embouteiller à vue d’oeil. Aussi Gaston continue-t-il à « démolir certaines pages du journal par divers moyens nés de sa fantaisie », conformément au souhait de son créateur.
Oh la vache!
Le 24 septembre 1959, de deux strips sur deux pages différentes, les gags de Jidéhem et Franquin passent à une vraie demi-planche. A croire que la paresse paie. Pourtant, le 15 décembre 1960, coup de théâtre: Gaston Lagaffe est licencié. Tout part d’une campagne de sensibilisation aux bienfaits du lait, « la brigade M », lancée par le gouvernement belge, et à laquelle Franquin a, du reste, apporté son soutien. Inspiré par le sujet, Franquin imagine Gaston ramenant au bureau une vache gagnée lors d’une tombola. Dessiné en couverture avec l’animal, le gaffeur s’écrit, ravi: « Avec ça, je serai le champion des brigadiers M! » Pour les lecteurs français, étrangers à cette campagne belge, la bulle est remplacée par une phrase plus transparente: « Elle est bien, hein! Et comme laitière, il paraît qu’elle est championne. »
Ce qui devait arriver arriva… Dix semaines et presque autant de gags plus tard, un communiqué de Fantasio-Delporte annonce que Gaston a été licencié. M. Dupuis, celui de la fiction, est tombé nez à nez avec le mammifère. Seulement entraperçu dans la série, le patron est l’ombre tutélaire de Gaston Lagaffe, le trait d’union entre la vraie rédaction et celle de la série, dont les membres et l’organisation sont purement fictifs. Et le plus drôle, c’est que le vrai M. Dupuis a bel et bien eu maille à partir avec une vache. Franquin, perfectionniste et déjà attiré par le potentiel comique de l’animal, lui avait réclamé d’en faire l’acquisition deux ans plus tôt. On ne refuse rien à son dessinateur vedette, aussi désorganisé soit-il. La vache fut achetée et donna un veau, sans que Franquin eût encore daigné la croquer. On la vendit. Mais quelques mois plus tard, pour les besoins pressants du gag, il fallut en racheter une autre… Une longue histoire que celle de Dupuis et les ruminants… Et une histoire juteuse! Gaston congédié, Franquin et Delporte vont s’en donner à coeur joie.
Les numéros s’enchaînent, toujours pas de Gaston. Le 29 décembre 1960, Fantasio prend la plume, en proie à un « insupportable remords ». Il a croisé son ex-employé dans la rue, « plus voûté que de coutume, comme accablé par la fatalité ». La semaine suivante, il lance un appel aux lecteurs, le stylo brandi dans une pose empruntée aux prospectus de propagandes de la Seconde Guerre mondiale: « Vite, écrivez pour sauver Gaston. » L’injonction est claire: « Ecrivez tous, en masse, par milliers, écrivez à M. Dupuis de reprendre Gaston. » Et le voeu est exaucé. Plus de 7.000 lettres de petits lecteurs outrés déferlent chez l’éditeur. Le 19 janvier 1961, un encart des éditions Dupuis en forme de faire-part de décès annonce que « le sieur Gaston Lagaffe, né à Marcinelle d’une erreur de jeunesse d’André Franquin, est réintégré dans l’équipe de la rédaction ». La mise en scène pourrait être enseignée aux étudiants en marketing.
Plus rien n’arrête alors Gaston. Le 4 janvier 1962, sa demi-planche est promue en couverture. La famille est prête à s’agrandir. Si De Mesmaeker a fait son apparition dès le mois de mars 1960, le casting de Gaston va s’étoffer d’un coup durant l’année 1962. Le 22 mars, Gaston fait la connaissance de ses pires ennemis: l’agent Lontarin (qui deviendra Longtarin par la suite) et son carnet à souche. Avec son képi noir et son bâton blanc, le brigadier-chef a tout du flic français. C’est qu’en haut heu on a demandé à Franquin de gommer toute belgitude. En effet, pour agrandir son tirage, Spirou doit miser sur les ventes en France. Ainsi, la série Gaston est vite transplantée dans une réalité pseudo-française – platanes bien taillés et clochers d’église – à peine mâtinée de faubourgs bruxellois. En juillet, c’est Prunelle et Lebrac qui débarquent. De celui-ci, le plus décontracté des personnages secondaires, Franquin se sent particulièrement proche. Il n’hésitera pas, d’ailleurs, à s’inspirer de ses propres mésaventures pour colorer les gags dont il est la victime. Vous souvenez-vous de la redoutable gomme-jokari, que Gaston accroche par un élastique au-dessus de la table à dessin de Lebrac? Une expérience authentiquement tentée par ce grand bordélique de Franquin, toujours à la recherche de ses instruments de travail.
Du rire en bonus
Niveau casting, Franquin semble avoir voulu garder le meilleur pour la fin. En août puis en novembre de cette faste année 1962, Jules-de-chez-Smith-en-face et Mlle Jeanne font leur entrée dans la ronde. Deux personnages chers au coeur de Gaston, et deux personnages qui n’avaient pas vraiment vocation à s’enraciner. Le premier, qui deviendra l’un des piliers de la bande de Gaston, apparaît d’abord comme un agent invisible, partenaire d’une bataille navale longue distance. Même combat pour Jeanne, dont seule la queue-de-cheval rousse intéresse Gaston, en quête d’une comparse pour un costume de centaure deux-places. Pourtant, Franquin s’attache à ce « petit monstre, d’une laideur sans nom ». Et sous son crayon magique, à mesure que les sentiments de Gaston s’épaississent, Jeanne finit par devenir franchement « appétissante ». Officiellement, leur relation reste platonique. En privé, Franquin a admis s’être amusé à lui consacrer des planches plus explicites.
En 1963, Spirou accueille une nouvelle rubrique, « Le bal à Gaston », qui représente le gaffeur vêtu de costumes toujours plus extravagants – poulpe, manche à air, culbuto, tour Eiffel. Deux ans plus tard, une autre rubrique satellite est inaugurée. « En direct de la rédaction » institutionnalise le principe adopté dès la naissance du gaffeur: les communiqués d’une rédaction affligée par ses gaffes. Gaston a presque atteint sa vitesse de croisière. En 1966, il obtient enfin l’augmentation qu’il mérite: une pleine page de gags dans le journal, quatre étages de bêtises attendues chaque semaine avec dévotion par des milliers de lecteurs.
Puis vient l’année 1968. Pavés devant la Sorbonne, révolution rue du Brésil. Franquin trouve enfin le courage d’abandonner Spirou et Fantasio. Libéré des aventures du groom, le dessinateur laisse partir son poulain Jidéhem, qui piaffe de se consacrer pleinement à Sophie, sa série. Plus question pour Franquin de se débarrasser de Gaston. Il laisse libre cours à son imagination, comme avec ce drôle d’objet aux propriétés cataclysmiques, inspiré par la découverte d’une harpe ancestrale au Musée royal de l’Afrique centrale: le Gaffophone. L’instrument, populaire au point que le magazine organisera un concours de sa meilleure reproduction artisanale, finira pourtant par lasser Franquin, phobique de la facilité, et l’invention géniale prendra sa retraite dans un entrepôt de la rédaction, envahi d’herbes folles et de bébés oiseaux. Deux mois après l’avènement du Gaffophone, nouveau séisme: pour la première fois, au bas de la planche 644 – une histoire de moteur électrique pas très au point, dont Prunelle fera les frais -, Franquin met en scène sa signature: « Franqurrrheuh », intégrant dans son orthographe et dans sa graphie le râle d’un Prunelle asphyxié. Dès lors, le généreux Franquin prend l’habitude d’offrir à ses lecteurs ce petit bonus de rire sans cesse renouvelé.
Années d’euphorie
Elargissement des décors, introduction de nouveaux personnages: la fin des années 60 représente une forme d’âge d’or. La mèche tombante ornée d’un reflet bleuté, Gaston a achevé sa croissance. Il réduit son temps de sommeil, arrête de fumer et s’éloigne de plus en plus de la rédaction. Au cours du même gag, le 13 mars 1969, Gaston adopte deux nouveaux amis: le chat dingue – inspiré du chat de Franquin, César, presque aussi malicieux que sa représentation fictive – et la mouette rieuse à l’air sinistre – dont le dessinateur admirait les congénères lors de ses séjours en mer du Nord. Mais c’est à cette époque, surtout, que survient un chamboulement de taille: Fantasio prend la porte. Vingt-trois ans que Franquin dessine ses petits cheveux jaunes et ses sourcils relevés en accent circonflexe. En deux planches, le supérieur de Gaston est expédié à Champignac, domaine de Spirou, dans un jubilatoire et très franquinien mouvement de communication entre les oeuvres. Avec son collier de barbe emprunté à celui d’un traducteur néerlandais employé chez Dupuis – et sa chemise aux manches retroussées, Prunelle est bien plus moderne que son prédécesseur. Plus sympathique, aussi. S’il s’énerve tout rouge – son « Rogntudjû! » est entré dans les annales-, il comprend, dans une certaine mesure, la poésie de Gaston, comme lors de cette scène mythique où, débusquant son employé endormi, lové au creux d’une niche de courriers en retard, il soupire: « On hésite à interrompre un moment de bonheur… »
Passée l’euphorie de cette décennie, Lagaffe se fait désirer. Embarqué dans l’aventure du Trombone illustré, attiré par la nouveauté et par l’amer parfum des Idées noires, Franquin ne tient plus le rythme d’une planche par semaine que lui impose le statut de Gaston. En 1973, Thierry Martens, le nouveau rédacteur en chef de Spirou, trouve une parade: « Le coin des classiques ». Sous ce titre indolore se dissimule une pratique redoutablement perverse: à chaque semaine dépourvue de nouveau Gaston, la rédaction ressort du placard un ancien gag. Franquin, qui n’abhorre rien tant que ses anciens dessins, est bien obligé de s’y remettre.
La fin d’un mythe
Sans rien perdre de sa vigueur, l’humour de Gaston se déporte alors vers des terrains moins naïfs. En guerre contre les parcmètres et les maquettes d’avions nazis offertes en supplément de Spirou, accompagnant Greenpeace dans une action contre les baleiniers et participant à une manifestation anti-armement, Gaston devient militant et même égérie, le temps d’une campagne Unicef dans les aimées 80. Seulement, Franquin a beau prendre des libertés par rapport au format traditionnel, s’octroyant des retours aux strips ou aux gags dessinés, Gaston déserte peu à peu les pages du journal. Et si elle le requinque, la rencontre au festival d’Angoulême de 1984 avec des petits lecteurs capables de lui citer des gastonnades vieilles de quinze ans ne donne pas suffisamment de force à Franquin pour qu’il atteigne son objectif: le millième gag.
Le 25 juin 1991, le père de Gaston livre à Spirou sa dernière planche, numéroté 909. Il disparaît six ans’plus tard, après avoir formulé deux souhaits: ne faire mentionner que Gaston dans sa notice du dictionnaire, et ne pas donner de nouveau papa au gaffeur. Seul le second sera exaucé: depuis 2009, un vaste travail de collecte et de recolorisation des planches de Gaston a été entrepris par Isabelle Franquin et Frédéric Jannin. Et grâce à cette exégèse, qui culmine avec la parution, en 2013, d’une sublime édition intégrale, c’est un Gaston flambant neuf qui nous invite à plonger dans ses gags pour y dénicher chien amoureux et baume au coeur. Encore et encore.
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Article initialement paru dans le Hors-série n°9 du Vif/L’Express / Lire Franquin, le géant du rire, janvier 2015.
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