Ysaline Parisis

L’édito: Un risque à prendre

Ysaline Parisis Journaliste livres

« Pour vivre une expérience de surprise véritable, encore faut-il sans doute accepter que l’on ne sait pas toujours ce que l’on cherche. »

À ce journaliste de France Inter qui lui demandait ce qu’était pour lui une belle image de cinéma, Bong Joon-ho, tout juste palmé à Cannes, répondait: « La beauté du cinéma n’est pas seulement liée à l’aspect visuel des choses; la beauté est aussi ce qui peut venir surprendre le spectateur là où il ne s’y attendait pas. » Dans la bouche du réalisateur sud-coréen, l’expérience de saisissement devenait manifeste esthétique. Difficile, par définition, de fixer la surprise, ou d’expliquer les conditions de son surgissement (avez-vous déjà tenté d’emprisonner la grâce?). Il suffit de regarder un film à côté d’autres spectateurs dans une salle de cinéma (au hasard, ceux qui parlent pendant les projections) pour constater que ce qui leur coupe le souffle n’est pas forcément ce qui nous déconcerte.

Réplique inouïe confiée à un personnage transparent, ellipses temporelles stupéfiantes, ou plan sublime qui s’attarde semble-t-il à la marge: ce sont ces minutes où le fil vous échappe qui font les oeuvres renversantes. Des moments de crise autant que d’ouverture devenus rares, au cinéma au moins autant que dans nos vies, dont l’élément « inattendu » semble toujours plus évacué au profit du principe de précaution. Calculs de probabilité, sondages de satisfaction, scénarios autour des krachs boursiers, spécifications des profils sur les sites de rencontre, prévisions des ouragans à venir, visites virtuelles de destinations sur Google Earth, évaluation psychique des individus, exploration des dernières grottes oubliées du monde, caméras de surveillance. Aucun domaine de la société n’y échappe.

De moins en moins d’imprévus? Le constat peut rendre fou. Amener à des transgressions extrêmes. Comme celle au coeur de L’Homme-dé, ce livre culte signé Luke Rhinehart sorti en 1972, dans lequel ce psychiatre racontait comment il en était venu à transformer son existence en un immense jeu de hasard, sans ego et sans limites, en laissant deux dés prendre les décisions à sa place. Une semi-autobiographie subversive d’abord éditée clandestinement en France à cause de sa « dangerosité »…

Pour se mettre en danger, rien de tel que de pousser la porte d’une librairie

Pour vivre une expérience de surprise véritable, encore faut-il sans doute accepter que l’on ne sait pas toujours ce que l’on cherche. C’était la profession de foi du grand éditeur français Christian Bourgois, qui affirmait que l’excellence de son métier était de publier des livres que « le public n’attend pas, qu’il ne veut pas« . C’est un peu ce que défend aussi, à l’autre bout de la chaîne, Mark Forsyth dans un récent pamphlet. Son titre? Incognita incognita ou le plaisir de trouver ce qu’on ne cherchait pas. « Mon propos, y explique l’essayiste anglais, est de démontrer que ce n’est pas suffisant d’obtenir ce que vous saviez déjà vouloir. Les meilleures choses sont celles que vous n’auriez jamais su vouloir jusqu’à ce que vous les ayez. » Légère, la démonstration se conclut sur une idée curieuse: pour se mettre en danger, déclare Forsyth, rien de tel que de pousser la porte d’une librairie. Pas celle, virtuelle, d’Amazon, où il suffit de lancer une recherche avec des mots qu’on connaît déjà pour recevoir en retour la réponse qu’on s’était mise en tête d’obtenir. La vraie: celle qui, par la déambulation, l’association libre, la fouille de rayons et de tables conçus par des professionnels engage une conversation avec le désir et l’inconnu. Forsyth en est convaincu: « Le livre vous attend encore, le livre parfait, celui qui répondra à toutes les questions que vous ne savez pas vous poser. Il est sur l’étagère du haut, dans le coin, juste à portée de votre main avide. Ce qu’on ne sait pas ne pas savoir, qui attend comme un continent inconnu, juste au fond de la librairie. »

Ce jour-là, il y a quelques années, on était venue dans l’idée d’acheter un livre. La librairie ne l’avait plus. Par dépit (sans doute parce que c’était un dimanche d’hiver, et qu’il pleuvait), on s’était emparée d’un volume un peu au hasard. Éloge du risque. Disons, son titre tombait bien. On ne le savait pas encore: on venait de découvrir Anne Dufourmantelle. « Et si, y lançait la philosophe regrettée, ne pas mourir de son vivant était le premier de tous les risques? » Provocation faite à la névrose, la question que posait l’essai était saisissante; ce jour-là comme tant d’autres depuis, on y a volé un peu de beauté. De cette beauté pas forcément confortable qu’affectionne un certain cinéaste sud-coréen.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content