Critique | Livres

John Irving – À moi seul bien des personnages

Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

ROMAN | Roman d’une initiation littéraire et sexuelle, le nouveau Irving explore la genèse du désir sous le signe du travestissement. Dans tous les sens du terme.

John Irving - À moi seul bien des personnages

Si les Américains sont passés maîtres incontestés dans le genre du roman d’apprentissage, c’est sans doute parce que, derrière ces récits d’initiation et de formation, d’évolution et d’ascension, se cachent autant de possibilités de chutes amères, de désillusions et de décadence triste -et il n’est pas difficile de voir, sans doute, ce que la psyché US aime tant réinjecter dans ce genre de liaisons dangereuses.

L’inspiration de John Irving ne se place à vrai dire pas ailleurs quand, à 71 ans bien tassés, et après les succès planétaires d’Une Prière pour Owen, L’oeuvre de Dieu, la part du diable et bien sûr Le Monde selon Garp, le romancier rejoue pour son treizième livre aux dés d’une initiation. Soit celle de William Abbott dit « Bill », né en 1942 à First River, Vermont, troublé de se découvrir, à l’aube de l’âge adulte, des pulsions peu communes -des « béguins » prenant pour cible tant son propre beau-père que des jeunes garçons ou des femmes à la stature solide et à la poitrine juvénile -l’une des obsessions qui font les contours de son monde fantasmatique. Sans doute le désarroi psychologique et sentimental de William est-il encore compliqué par l’absence d’un père dont tout lui laisse supposer une complexion honteuse et par la sur-présence d’une famille parfaitement hystérique, fanatique du jeu de rôle et de la mascarade -leurs mises en scène amateures d’Ibsen et de Shakespeare (le titre du livre lui est un hommage explicite) font une part réellement jubilatoire du livre.

Esprit inflammable

Tant qu’à focaliser les imprévisibilités de son désir, Bill choisira Miss Frost, sculpturale et fascinante bibliothécaire -et inoubliable personnage du roman. Dans les lectures qu’elle destine à l’esprit hautement inflammable du jeune William (Dickens, Baldwin ou Flaubert) se noueront décisivement les deux vocations bourgeonnantes de l’adolescent: « Nos désirs nous façonnent: il ne m’a pas fallu plus d’une minute de tension libidinale secrète pour désirer à la fois devenir écrivain et coucher avec Miss Frost -pas forcément dans cet ordre d’ailleurs. » Reconduire l’éveil érotique par l’initiation littéraire: un tour de force sur lequel Irving fonde la destinée d’un pur personnage de romancier en devenir, convaincu de la supériorité du fantasme sur la réalité.

Suspect sexuel en constante bifurcation amoureuse, le personnage de Bill permet à Irving de se brancher sur toutes les manifestations d’un sexe débridé et transgenre, donnant à certains contours du roman une dimension LGBT engagée -quasi politique.

Trop long sans doute, un poil bavard, A moi seul reste néanmoins doté d’une mécanique narrative imparable qui donne d’abord dans le surplace et l’obsession (les défauts de prononciation de Bill, le soutien-gorge rembourré qu’il cache au fond de son lit…), avant de gagner en ellipses et en accélération -en puissance dramatique aussi (saisissante évocation des années sida). Jusqu’à un final qui, entre quête du père et convocation des fantômes amoureux, impose A moi seul comme un grand roman de l’exploration du désir. Un désir tel qu’il peut hanter une vie durant, et sans possibilité de conclusion -un désir qui en trouve une malgré tout: « Avec l’âge, la vie devient une longue suite d’épilogues. » A laisser infuser.

À MOI SEUL BIEN DES PERSONNAGES, DE JOHN IRVING, ÉDITIONS DU SEUIL, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR JOSÉE KAMOUN ET OLIVIER GRENOT, 480 PAGES.

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