Jim Harrison, little big man

Jim Harrison © DR/Andy Anderson
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Il y a deux ans, Jim Harrison voyait trois de ses meilleurs livres réédités en compilation. L’occasion de replonger dans celui qui les contient tous: ses mémoires. Où l’on suit l’écrivain magique en aveu de mélancolie sur ses terres hantées du Midwest.

Article initialement paru dans le Focus du 28 mars 2014.

Copieux volume de 1200 pages sur papier bible: les fidèles de Jim Harrison ont désormais leur missel. Après John Fante (en 2013) et avant Richard Brautigan (plus tard en 2014), les éditions Bourgois rendent hommage à l’un de leurs monuments américains dans ce qui s’apparente à la mouture perso d’une édition Pléiade -l’exhaustivité et la reliure cuir en moins. Jim Harrison, ce vieux baroudeur de l’écriture, cet Indien d’adoption adepte du peyotl, cet ours-poète à la peau tannée par les vents: de Wolf à Sorcier, de Légendes d’automne à Dalva ou Une odyssée américaine, le natif du Michigan (1937) aura bâti un ensemble de vastes fresques bouleversantes, où la beauté sauvage des grands espaces et les irrésolutions de l’Histoire hantent les destinées intimes, génération après génération.

Le mono-volume qui paraît aujourd’hui renferme successivement En Marge, La Route du retour et De Marquette à Veracruz. De ces trois titres jalons d’un parcours (livrés là -et c’est un bémol- sans aucun appareil critique), on reviendra en priorité sur En Marge. En 2002, le père de Dalva s’attelait à ses mémoires, infidélité temporaire à la fiction qui faisait suite à celle, déjà, des Aventures d’un gourmand vagabond (2001) -un recueil d’articles, de recettes et de lettres dans lequel celui qui est aussi critique gastronomique confessait son appétit rabelaisien pour les nourritures -et breuvages- terrestres.

En Marge, qui suivra donc d’un an cet effort, prendra davantage la tangente existentielle. « J’intitule ces mémoires En marge, parce qu’il s’agit de la position adéquate et confortable pour un écrivain. (…) Comment observer les divagations du comportement humain lorsqu’on est la cible de tous les regards? » Alors âgé de 63 ans, arrivé au sommet d’une carrière qu’il poursuit voracement depuis (un nouveau livre, Nageur de rivière, paraît encore ce mois chez Flammarion), l’outsider magnifique décide d’y raconter comment l’écriture agit dans sa vie -excellent moteur de récit s’il en est, qu’Harrison magnifie encore par la lucidité apaisée de la distance et l’ironie dont il fait preuve à son propre égard, se portraiturant à la manière baroque d’un des personnages enlevés qui peuplent ses sagas. « Quand on ajoute l’alcool à d’autres excentricités comme la logorrhée, l’amour des femmes, et très souvent une bonne dose de névrose maniaco-dépressive, on aboutit très vite à l’image d’un oiseau dodo au plumage multicolore qui tirerait le plus grand profit d’un arrosage quotidien de lithium. »

Davantage que ses romans, sur lesquels il s’attarde au final assez peu (« Un roman parle de ce qu’il est. Point final. »), En Marge est un flot de réflexions et d’anecdotes -de celles qui imbibent la mythologie. Qu’il raconte l’accident qui lui coûte un oeil à l’âge de sept ans, ou confesse les raisons qui font de lui un adepte ému de clubs de strip-tease glauquissimes; qu’il se souvienne de la chute de falaise qui, en l’immobilisant des mois durant, le rive à l’écriture d’un premier roman (ce sera Wolf, en 1971), ou revienne sur les sept dépressions cliniques qui l’ont miné depuis l’adolescence; qu’il évoque la misère rampante puis la soudaine luxuriance de sa carrière de scénariste à Hollywood, ou les relations qui le lient à Thomas McGuane, Jeanne Moreau et Jack Nicholson (mécène inattendu qui le tira de plusieurs banqueroutes), tout est fantastique, humble et épique à la fois. Tantôt poète saturnien, tantôt excentrique dionysiaque, Jim Harrison habite chacun de ses virages comme le chapitre crucial d’un récit d’apprentissage.

Retour à la terre

C’est particulièrement édifiant dans les pages -les plus belles du livre- où le borgne le plus célèbre de la littérature aborde son rapport à l’espace -une relation au dehors urgente, irradiante, vitale. Amoureux des terres plates du Midwest, ce fils spirituel de Thoreau aura travaillé avec panache à engouffrer le Michigan, le Nebraska et le Montana dans l’imaginaire littéraire collectif, devenu le chef de file de ce que l’on appelle l' »Ecole du Montana », nature writing issu d’une conscience écologique d’avant la lettre. Claustrophobe devant l’éternel, en proie à une mélancolie existentielle -une inconsolable « ombre intime » qui a beaucoup à voir chez lui avec la déploration du génocide des cultures indiennes, un thème qui hante sa vie et sa plume-, Big Jim voit dans la fréquentation assidue des rivières, des ours et des fourrés une vivifiante manière d’apaiser son âme autant qu’une source inépuisable de littérature. On touche là, sans doute, à l’un des noeuds de son oeuvre: si Harrison parle beaucoup de son hyper sensibilité à l’opposition du « dehors » et du « dedans », chacun de ses romans est, à vrai dire, cette tentative de réconcilier les deux notions au fil d’une exploration intime, et incarnée, des étendues: « La beauté d’un paysage a besoin de votre aide pour perdurer dans votre mémoire. Il faut peupler mentalement ce paysage avec une histoire humaine et, plus important encore, le sentiment de la qualité de la vie humaine que seule la littérature de premier ordre est capable de vous procurer. » Au sortir de ces 400 pages mode d’emploi d’une oeuvre bourrée de saudade, de vastitude beauté et de réminiscences d’un monde enfoui, on n’a qu’une envie: gagner une cabane du Michigan et y reprendre un par un les volumes du grand Jim. Sûr qu’entre-temps, le bouffeur d’espaces est reparti vagabonder sur ses terres, de quoi nous laisser rêveur: « J’ai appris que regarder un pluvier des hautes terres ou une grue des sables est plus intéressant que de lire la meilleure critique à laquelle j’ai jamais eu droit. »

EN MARGE/LA ROUTE DU RETOUR/DE MARQUETTE A VERACRUZ DE JIM HARRISON, ÉDITIONS BOURGOIS, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR BRICE MATTHIEUSSENT, 1280 PAGES.

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