Jean Echenoz, le joueur

Jean Echenoz © Robert Allard
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Il est l’une des imparables signatures des Éditions de Minuit. Héros persistant mais discret de la scène littéraire depuis les années 80, prix Goncourt et Médicis, Jean Echenoz revient avec un grand roman d’aventure ludique et un peu dingue, où l’écriture mène l’histoire par le bout du nez.

« Il est de cette génération journalistique et voyageuse qui ne croit plus au roman comme Balzac y croyait: naïvement. » Les mots de Jean-Pierre Amette, venus saluer la sortie de Lac en 1989, situent parfaitement la chose: né en 1947, Jean Echenoz entre aux éditions de Minuit après les grandes heures du Nouveau Roman. Que faire dès lors qu’Alain Robbe-Grillet et sa bande ont fait table rase de la littérature telle qu’on la pratiquait avant les années 60? Qu’écrire encore après l’ère du soupçon? Car les nouveaux romanciers ont pris un malin plaisir à brûler les fils de l’intrigue traditionnelle, condamner l’illusion romanesque (ce phénomène selon lequel, lisant, nous vivrions la vie racontée par le texte) et déconstruire les personnages. Jeune auteur, Echenoz imposera sa marque de fabrique -celle d’un écrivain, sinon « impassible » comme le désignait son éditeur, en tout cas mitigé, qui tiendrait pour acquis l’irréversible constat de ses aînés (écrire comme Balzac n’est plus envisageable), mais se verrait bien, tout de même, « renarrativiser » la littérature, soit réhabiliter la fiction, et le plaisir des histoires.

Publié à l’aube des années 80, son premier livre, Le Méridien de Greenwich est un curieuxhommage au roman noir qui annoncera la couleur de l’oeuvre à venir: suite de romans ultra littéraires placés sous le sceau du détachement et de la parodie, et revisitant avec esprit le répertoire et les plus codés des genres littéraires, du roman policier façon Manchette (Cherokee) au roman d’aventures (L’Equipée malaise) en passant par l’exercice biographique (la trilogie Ravel, Courir et Des éclairs, comme autant de variations imaginaires sur les vies de Maurice Ravel, Emil Zatopek et Nikola Tesla) par exemple.

En cette rentrée de janvier, Jean Echenoz revient donc avec Envoyée spéciale, vrai-faux récit d’espionnage hilarant promenant de Paris à la Corée du Nord sur les traces d’une charmante espionne qui s’ignore (lire la critique page 42). Un pur morceau de littérature enlevé et inventif, dans lequel l’intrigue semble parfois n’avoir de comptes à rendre qu’à la fantaisie même -ou bien serait-ce plutôt le sérieux?- de la littérature.

Qu’aviez-vous en tête au moment d’entamer Envoyée spéciale?

Après quelques années pendant lesquelles, le temps de quatre livres, je me suis penché sur des personnages ou des situations qui appartiennent à l’Histoire, j’avais le désir de revenir à une fiction située dans le temps présent. Sous la forme d’un roman mouvementé, d’un roman d’action comme j’avais pu en écrire auparavant, mais dans un état d’esprit peut-être plus libre. J’avais retrouvé le plaisir de l’imaginaire, l’envie de construire des personnages, des situations, des aventures, des lieux. Et je souhaitais, à travers ça, décrire des éléments de l’environnement contemporain.

Ce n’est pas la première fois que vous vous attaquez au roman d’espionnage. D’où vous vient ce goût?

Jean Echenoz, le joueur

Le goût pour le roman d’espionnage me vient de la lecture d’Eric Ambler, surtout. De John Le Carré dans une moindre mesure, de Robert Littell qui a écrit plusieurs livres étonnants, de Ian Fleming qu’il est toujours bon de relire, de romans comme L’Agent secret de Joseph Conrad. Mais aussi, à l’occasion, d’ouvrages nettement moins littéraires. Dans mes recherches documentaires sur la Corée du Nord pour Envoyée spéciale, par exemple, je n’ai pas hésité à absorber les trois volumes que Gérard de Villiers a situés dans cette région.

Le héros du livre est une envoyée spéciale. En deux mots, comment abordez-vous vos personnages féminins?

Avec espoir, avec respect.

La psychologie en littérature vous intéresse-t-elle?

La psychologie m’ennuie plutôt, en règle générale. Je n’ai pas de goût ni de talent pour lui donner de l’importance chez les acteurs de mes romans. Je préfère que cette dimension puisse être déduite, en quelque sorte, de leur action précisément, de leur rapport au monde matériel, aux objets, etc. Mais cette dimension d’investigation psychologique peut m’intéresser dans mes lectures. Chez certains écrivains comme Joseph Conrad, par exemple, qui est un extraordinaire modèle de romancier.

Dans Envoyée spéciale, votre narrateur (ou s’agit-il de narrateurs?) est parfois forcé de changer ses plans, avoue çà et là être assez mal renseigné, ou être surpris par certains aspects déplaisants des personnages. Vous montrez un narrateur un peu dépassé par le roman qu’il raconte. Que vous permet ce jeu avec sa supposée omniscience?

D’abord, le narrateur est un acteur à part entière du livre, au même titre que les autres personnages. Il n’est donc pas mon porte-parole, dans la mesure où j’essaie de contrôler tout ce qui se passe dans le roman. Il est un acteur supplémentaire, dont l’attribut particulier est qu’il peut s’exprimer à la première personne quand ça lui chante. C’est-à-dire quand ça me chante. Ensuite, comme vous le laissez entendre, je ne crois pas qu’il y ait forcément un seul narrateur dans ce livre, on peut très bien imaginer que plusieurs narrateurs s’y succèdent, se cèdent la place, se bousculent voire se contredisent.

Effets d’annonce, aveux d’ignorance des narrateurs, adresses directes faites au lecteur…: vous proposez un dispositif romanesque qui n’arrête pas de se laisser voir. Un écho constant depuis les coulisses. Votre manière de combattre l’illusion romanesque?

J’aime bien l’idée de construire une histoire, d’abord, qui produise un effet de suspense et que l’on puisse suivre en s’y attachant. Mais en même temps, sans détruire cet effet, on peut donner des indications, des points de vue sur cette construction même, sur la façon dont elle se fabrique. Ces commentaires deviennent des éléments d’une autre histoire, qui pourrait se superposer à la première sans la brouiller pour autant, et qui fait tout autant partie de la fiction. Mais cela n’a rien de neuf: l’intervention de l’auteur dans son récit, c’est une des grandes inventions de Diderot dans Jacques le fataliste, après le Tristram Shandy de Laurence Sterne. Je relis souvent Jacques le fataliste.

Vos romans sont truffés de personnages portant des noms propres singuliers, homonymes de célébrités ou curieux pseudonymes dont on a le sentiment qu’ils font l’objet d’un soin particulier. Que vous permettent-ils de dire?

Le nom propre fait partie, d’une certaine manière, de la description physique d’un personnage. Sa sonorité, ses connotations peuvent induire son image physique, son style, le profil de son caractère. Il faut parfois un certain temps avant de trouver le nom qui lui correspondra le mieux. Cela dit, je n’invente presque jamais de noms propres. Je les trouve dans la réalité, dans mes souvenirs, dans des annuaires, sur des boîtes aux lettres ou des panneaux indicateurs.

Comment travaillez-vous le rythme de vos romans -singulièrement, cette succession très étudiée d’amusantes digressions et de brusques raccourcis?

Si je peux me permettre cette comparaison, la construction d’un roman a quelque chose à voir avec celle d’un jardin. Préparer le terrain, l’ensemencer, le laisser en jachère, le nourrir, greffer des éléments, traquer les mauvaises herbes, tailler au sécateur puis à la pince à épiler. Pendant toutes ces étapes, le souci de rythme et de scansion est présent, que ce soit au niveau du traitement de l’action, du montage des événements puis de la phrase elle-même.

Dans les années 80, l’éditeur Jérôme Lindon vous rassemble avec Christian Gailly, Jean-Philippe Toussaint et Eric Chevillard sous la bannière des « écrivains impassibles ». On vous a aussi appelé « les minimalistes ». Quel regard portez-vous sur cette possible « école » aujourd’hui?

En vérité, je ne me sens pas plus impassible que minimaliste. Ces étiquettes m’ont toujours un peu fatigué. J’avais de réels liens d’amitié avec Christian Gailly (auteur de Un soir au club ou Nuage rouge, il est mort en2013, NDLR). Quant aux autres auteurs arrivés un peu après moi, dans les années 80, je les lis toujours avec attention, il nous arrive de nous croiser mais somme toute assez peu souvent. À peu d’exceptions près, je ne fréquente pas beaucoup les écrivains. Mes amis exercent d’autres professions.

Avez-vous des rituels d’écriture?

Je n’ai aucun rituel, si ce n’est m’y mettre tous les matins, dès que je suis levé, en même temps que je prépare du thé. Selon l’état d’avancement du projet, cela peut durer une heure ou deux, ou trois, cela peut aussi durer dix minutes. J’écris spontanément, mais pas forcément dans la facilité. Dans les moments un peu arides, la lecture de certains auteurs peut être stimulante, provoquer des redémarrages, des effets d’allumage.

A quoi accordez-vous le plus de sérieux, en littérature?

La littérature est une affaire sérieuse, bien sûr, ne serait-ce que parce qu’elle est une affaire de liberté.

Théorie du complot

Jean Echenoz dépêche une envoyée spéciale à la tête de sa dernière intrigue. Un jeu avec les codes du roman d’espionnage, insolent de facilité et d’ironie.

Jean Echenoz, le joueur

Ce n’est pas la moindre des ironies du livre. Cacher derrière un titre au fort parfum journalistique (Envoyée spéciale) une histoire dans laquelle il apparaît rapidement impossible de s’en tenir strictement aux faits. Tout commence dans les bureaux des services secrets français, de nos jours. A 68 ans, le Général Bourgeaud est sur le point de se retirer. Sur le point seulement. Car il veut encore monter une opération en douce « pour ne pas perdre la main. Pour s’occuper. Pour la France ». C’est le coup classique de la dernière affaire. Sauf que classique, celle-ci ne le sera à aucun moment, qui cherchera à s’adjoindre, pour les besoins d’une délicate manoeuvre d’Etat, les services charmants de Constance, une Parisienne oisive et « amoureusement insatisfaite », interprète quelques années plus tôt d’un tube planétaire. La même Constance qui, par une suite parfaitement orchestrée de circonstances absurdes dont il convient ici de ne pas gâcher le pouvoir hilarant (« un mode opératoire désinvolte comme on traiterait le premier baron Empain venu »), se verra bientôt, un peu malgré elle, confier la tâche de déstabiliser la Corée du Nord -rien que ça.

Roman d’aventures

En 1976, Jean Ricardou théorisait l’école du Nouveau Roman: « Ainsi le roman est-il pour nous moins l’écriture d’une aventure que l’aventure d’une écriture. » Pourquoi choisir?, lui répondrait Jean Echenoz. De Paris jusqu’aux rives de la mer Jaune en passant par les éoliennes de la Creuse: prenant place au sein d’un vaste monde de complots internationaux, son intrigue génialement fuyante ne ménage pas ses efforts -ni son excellent casting de seconds rôles. Mais c’est, comme toujours chez l’auteur des Grandes blondes, dans la force même de son style que le livre connaît peut-être ses rebondissements les plus romanesques -et son meilleur suspense.

Détricoté, voire parodié, le roman d’espionnage est en l’occurrence une base qu’il ne cesse de pervertir dans ce dernier livre. Espions qui s’ignorent, agents superbement incompétents, et jusqu’au narrateur du récit, un peu dépassé par les événements qu’il tente de couvrir (« Ici, nous avions prévu de transcrire le détail de cette conversation. (…) Nous étions sur le point de le faire mais voici que tinte à la porte, en intervalle de tierce majeure descendante, le double gong de la sonnette. »): personne ne prend la peine de croire beaucoup à sa mission dans Envoyée spéciale. Metteur en scène qui leur fait jouer des rôles tout en se jouant constamment d’eux, Echenoz témoigne à l’égard de ses personnages d’un amusement fondant. Incessants mouvements de caméra, alternance des focalisations, désordonnements, zooms inattendus ou miniatures documentaires traitées avec l’apparence du plus grand sérieux (considérations sur le cimetière de Passy et sa salle d’attente chauffée, sur les carpes vivotant dans les aquariums des restaurants chinois, ou sur l’absence saugrenue d’éléphants dans la Creuse): Envoyée spéciale ferait un film déconcertant. Mais il y a ceci de remarquable, avec l’inventivité inouïe qu’Echenoz déploie sur la page: elle est constamment aérienne -jamais hystérique.

Roman d’espionnage dans lequel l’intrigue finit elle-même par être prise en filature, Envoyée spéciale est un récit qui éthérise, ironise et relativise sans cesse ses propres fondations. L’histoire, d’ailleurs, se termine exactement là où elle avait commencé, grande boucle gratuite, magistrale et comploteuse, dévidée au fil d’un seul credo: ne rien prendre au sérieux, si ce n’est la littérature.

ROMAN DE JEAN ECHENOZ. EDITIONS DE MINUIT, 320 PAGES. ****

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