Hedwige Jeanmart, prix Rossel 2014

Hedwige Jeanmart © Catherine Hélie/Gallimard
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Lauréate du prix Rossel 2014, la Belge Hedwige Jeanmart faisait son entrée dans le monde littéraire avec Blanès. Un premier roman insolite hanté par l’absurde, Roberto Bolano et… la littérature. Rencontre.

« J’ai envoyé mon manuscrit assez naïvement, sans imaginer qu’il pourrait faire l’objet d’une publication. » Le refrain est connu, il est pourtant à chaque fois légèrement différent. Comment devient-on romancier? Par quel miracle un manuscrit jusque-là secrètement couvé est-il choisi pour être mis en orbite et incarner la nouvelle voix d’une maison d’édition? Née à Namur, Barcelonaise d’adoption, la Belge Hedwige Jeanmart (46 ans) est l’un des tout nouveaux visages de la rentrée littéraire, et singulièrement de l’écurie Gallimard -la sacro-sainte.

« Je leur avais déjà envoyé des textes pour enfants que j’avais écrits, et même s’ils avaient été refusés au final, j’avais été surprise de recevoir des retours critiques solides sur mes textes. Quand j’ai eu fini d’écrire Blanès, je leur en ai donc logiquement adressé le manuscrit en espérant de nouveaux conseils. » Plus qu’une lettre de refus poli, quoiqu’assortie d’un argumentaire personnalisé, la candidature spontanée suscitera cette fois un autre genre d’accueil. Déballé au courrier du matin de la vénérable maison au même titre que des centaines d’autres (il arriverait chez Gallimard un manuscrit toutes les huit minutes…), le livre atterrira entre les mains d’un premier lecteur enthousiaste, avant de rallier l’ensemble du comité éditorial. « Ils m’ont dit que le ton était bon, que la voix d’Eva était consistante, qu’on avait envie de la suivre jusqu’au bout. La dimension littéraire de l’histoire leur plaisait, tout en restant absolument accessible. Ils ont souligné que c’était très frais, original. C’était le mot: ils trouvaient ça original!« , s’étonne encore l’heureuse élue. Frais, original, en un mot inédit: une qualité qui, pour un éditeur, semble faire sens à l’heure d’associer une nouvelle voix à son catalogue. Quelques rames de papier et un coup de baguette typographique plus tard, et voilà Blanès devenu, lettres rouges sur mythique couverture blanche, l’un des 75 fragiles premiers romans à s’afficher dans les vitrines de la rentrée.

Hedwige Jeanmart, prix Rossel 2014

Soit l’histoire d’Eva, qui vit avec Samuel, un auteur de science-fiction. Un jour, le couple quitte Barcelone, où il réside, pour une excursion à Blanès, petite ville de la Costa Brava où Juan Marsé situa l’intrigue de Teresa l’après-midi et où le grand écrivain chilien Roberto Bola?o vécut les dernières années de sa vie. A leur retour, Eva note on ne peut plus étrangement que Samuel, soudain, « est mort« . Littérale agonie? Simple figure de style? Métaphore d’une rupture? Prisonnier de la tête d’Eva, le lecteur la suit alors de retour à Blanès, ultime écrin de ses amours perdues où elle nourrit l’illusion de retrouver du sens. Elle n’en décollera plus, sous prétexte d’une investigation qui se mord rapidement la queue. Une enquête policière sans crime, travaillée par l’absurde et le spiral, une enquête qui n’en est pas, et qui use de la littérature et de ses mises en abîme comme d’un ressort vital. Détective à la manque, Eva patine sur le réel, se balade sans but, passe son temps dans les cafés, se lie avec des locaux ou des touristes, pour la plupart d’authentiques « bolanistes » en pèlerinage sur les traces du grand écrivain…

Le vide et le plein

Suite de saynètes étranges et hilarantes couvant un mystère central, Blanès est aussi, comme son titre l’indique, le roman d’un lieu hanté. « Quand je me suis rendue pour la première fois à Blanès, je me suis interrogée: comment Bola?o avait-il pu écrire des romans aussi monumentaux que 2666 ou Les Détectives sauvages dans cette toute petite ville, cette station balnéaire emplie de touristes, de musique, de gens sur la plage? J’essayais de trouver un lien, mais il y avait un décalage complet entre son écriture et ce cadre. Et Blanès m’est resté en tête, je me suis dit que c’était l’endroit parfait pour explorer les tensions qu’il peut y avoir entre réalité et création, entre lieu effectif et espace mental. J’ai donc un peu squatté les lieux, j’y ai mis mes personnages« , sourit Hedwige Jeanmart. Sous la plume pétillante de cette fanatique de Gombrowicz et Tchekhov, Blanès devient effectivement un décor à haut potentiel ludique, où Eva arrive comme le dernier maillon d’une chaîne littéraire qui la dépasse un peu. De la vie et de l’oeuvre de l’auteur des Détectives sauvages, dont la romancière explique l’avoir découvert récemment dans une forme de choc (« certaines pages de ses livres m’ont semblé avoir été écrites juste pour moi« ), il ne sera par contre jamais directement question, l’intrigue lui tournant au contraire systématiquement et comiquement le dos. « Même si je l’admire énormément, je ne voulais pas être de cette idolâtrie bolaniste qui existe en Espagne. On y monte des expositions, des colloques Bola?o… C’est un écrivain très sacralisé, or toute adulation est une forme de déformation. Et dans ce jeu entre l’écrivain et ce qu’on en fait, j’ai voulu rajouter une couche. Egratigner l’icône. »

Autre personnage à briller par son absence, l’amoureux Samuel, dont la nature de l’évaporation sera laissée à l’appréciation du lecteur, faisant de Blanès un livre plus sérieusement travaillé par l’absence et la perte qu’il n’y paraît. « Dans certains cas extrêmes, la rupture amoureuse est assez proche de l’expérience de la mort de l’autre. Départ ou deuil, je voulais laisser le doute, et avant tout m’attarder sur la façon dont cette perte est vécue. Travailler en creux, écrire autour du vide, en laissant une bulle au centre de mon livre. » Un paradoxe que la néo-romancière ramassera dans un grand rire clair: « C’est une invention à partir de rien. » Le vide et le plein, en somme: honorable synthèse d’un premier livre insolite et réjouissant, en même temps qu’impeccable métaphore de la littérature même. ˜

  • Blanès de Hedwige Jeanmart, éditions Gallimard, 272 pages. ***

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