Greg Iles: Trump le monde

Traqueur dans ses romans des maux de l'Amérique profonde, Greg Iles est aussi guitariste dans le supergroupe Rock Bottom Remainders.
Philippe Manche Journaliste

Après 40 ans d’Histoire de l’Amérique dans sa trilogie du Mississippi (Brasier noir, L’Arbre aux morts et Le Sang du Mississipi), Greg Iles signe avec l’addictif Cemetery Road un drame shakespearien sur fond de corruption cristallisée par l’ancien locataire de la Maison-Blanche.

Il est 10 heures à Bruxelles et pleine nuit (3 heures) à Natchez, Mississippi, lorsque Greg Iles décroche pour un entretien Skype exclusif pour la presse belge. Révélé par sa formidable trilogie du Mississippi, qui renvoyait aux pires cauchemars de l’Amérique des droits civiques et du K.K.K., Greg Iles garde la même forme romanesque avec le récent Cemetery Road. Soit un thriller pur et intelligent dirigé frontalement vers le 45e président des États-Unis. Sans oublier -c’est l’une des marottes de celui qui est aussi guitariste aux côtés de Stephen King et Matt Groening au sein du Rock Bottom Remainders- la dynamique familiale.

Cemetery Road, profondément marqué par la politique de Donald Trump, est sorti aux États-Unis en 2019. Comment le livre a-t-il été reçu chez vous et quel est votre ressenti après une centaine de jours de présidence Biden?

Même si Trump n’est plus président, je reste inquiet par rapport à ce qui se trame au sein des Républicains. 74 millions d’Américains ont voté pour lui et pour la majorité d’entre eux, l’élection de Joe Biden est considérée comme illégale. Le pays est au bord de l’explosion avec une mèche qui peut être allumée n’importe quand par cette culture blanche dominante et suprémaciste. Ça va devenir moche. Pendant la pandémie, c’était vraiment la foire dans le Mississippi. Personne ne portait de masque, ne respectait le couvre-feu et avec un gouverneur républicain et pro-Trump (Tate Reeves, NDLR) à la tête de l’État, ce n’est pas prêt de changer. Ne vous méprenez pas sur ce que je pense: l’élection de Joe Biden apporte un vent d’espoir mais dans un an et demi, ce seront les élections de mi-mandat et en 2024, les prochaines présidentielles…

Pour la deuxième partie de votre question -et de fait, je n’y vais pas de main morte avec Trump et sa clique-, ma boîte mail a été assaillie de courriels d’une violence incroyable même de la part de certains de mes fans. Quelqu’un m’a écrit qu’il ne lira plus jamais un de mes livres parce que j’ai critiqué Donald Trump.

Avez-vous bénéficié d’une protection policière?

Pas cette fois-ci. En 2015, avec John Grisham, nous sommes partis en campagne auprès des autorités du Mississippi pour demander de retirer l’emblème des Confédérés du drapeau de l’État. Trop référencé à la guerre de Sécession, à l’esclavage, à l’oppression et surtout parce que c’était inacceptable d’un point de vue humain. Pendant cette période, j’ai engagé un agent de sécurité. Je suis une personnalité publique et même si je vis plutôt à l’écart du monde dans une immense propriété, un cinglé peut toujours s’approcher de moi avec un flingue et attenter à ma vie.

Enlevé du Capitole de l'état en 2020, le drapeau confédéré du Mississippi est un des symboles contre lesquels Iles a lutté.
Enlevé du Capitole de l’état en 2020, le drapeau confédéré du Mississippi est un des symboles contre lesquels Iles a lutté.© BELGA IMAGE

Watchman, le journal local dirigé par Marshall McEwan, l’un des personnages principaux de Cemetery Road, symbolise l’îlot de résistance qui fait front face aux pressions. Peut-on lire votre roman comme un manifeste en faveur d’une presse libre et démocratique?

Yes, you can! Ces dernières années mais surtout pendant le mandat de Trump, les informations traitées par les journaux, la radio et la télévision ont été truffées de mensonges. La couverture d’événements politiques locaux était systématiquement cannibalisée par les conservateurs avant d’être relayée au niveau national.

Vous avez déclaré dans un journal américain que la chute de Cemetery Road -pour ne pas la spoiler, on peut juste murmurer qu’il s’agit d’une gigantesque affaire de corruption- est inspirée d’événements réels. Vous pouvez préciser?

Si vous me voyez sourire, c’est parce que je dois être prudent face à ce genre de question. J’ai 60 ans, ça fait 55 ans que j’habite à ici et je sais comment la municipalité fonctionne. Nous, écrivains, exagérons, cultivons notre imagination pour rendre les choses plus intéressantes.

Mais encore?

Je vais vous répondre autrement… J’ai écrit ce livre sur la corruption pour donner un coup de main à l’élection du maire de Natchez, Darryl Grennell, un Afro-Américain homosexuel. Aux États-Unis, une fois que vous avez suffisamment d’argent, vous pouvez tout acheter. Plus personne ne marche dans les clous. Ce que vous voyez à la télé comme étant soi-disant la vérité vraie, ce n’est pas ce qui se passe ou est en train de se dérouler réellement. C’est cette idée-là qui m’a intéressé. Explorer ces enjeux de corruption et voir jusqu’où les gens sont prêts à aller pour défendre leurs intérêts.

Il y a deux parallèles évidents entre la trilogie et Cemetery Road: les relations père-fils et deux « clubs », Les Aigles Bicéphales, nostalgiques du K.K.K, dans la trilogie, et le Poker Club, qui souhaite que rien ne change, dans votre dernier opus…

Mon père est décédé en 2010. Tom Cage, le père de Penn dans la trilogie, est inspiré par mon propre papa. Il était loin d’être parfait mais c’était quelqu’un de gentil, de profondément américain, et médecin, comme Tom Cage. Si l’écriture m’a sans doute aidé à comprendre qui il était, j’espère qu’elle aidera mes enfants à comprendre qui je suis aussi. Les racines des membres des Aigles Bicéphales et du Poker Club sont différentes. Les Aigles Bicéphales sont animés par une haine viscérale envers la communauté afro-américaine. Ceux du Poker Club restent fidèles à l’esprit des Confédérés et à la guerre de Sécession. Les gens qui étaient riches il y a 150 ans le sont encore aujourd’hui. Pas tous, certes, mais la majorité. Ces mecs-là sont cyniques, racistes aussi et ne se préoccupent que d’une seule chose: faire fructifier leur capital, peu importe le prix. Le Poker Club ne souhaite pas voir le pays changer, c’est exact. Et c’est comme ça que ça se passe encore aujourd’hui aux États-Unis. Heureusement que les policiers sont équipés de caméras de nos jours parce qu’on n’a pas de mal à imaginer ce qui se passait dans les années 60 quand certains policiers agissaient en toute impunité.

Je suis né en Allemagne. Mes deux premiers romans tournaient autour de la Seconde Guerre mondiale et, comme je pense bien connaître l’Histoire de ce pays des années 1920 et 1930, je peux affirmer que les parallèles sont nombreux entre la montée d’Hitler et ce qui est en train de se dérouler ici chez nous. Malheureusement, la majorité des Américains est totalement ignorante en matière d’Histoire. Si vous parlez à quelqu’un du national- socialisme, il va penser que vous faites allusion au communisme…

Le 7 mars 2011, au volant de votre Audi sur la fameuse Highway 61, vous frôlez la mort lors d’un accident de voiture d’une violence inouïe. Comment l’écriture de votre trilogie vous a aidé à surmonter ce traumatisme?

Quand on survit à ce genre d’accident, qu’on frôle la mort et que, dans mon cas, on sombre dans le coma et on y laisse une jambe, on n’est plus la même personne. Avant le crash, je travaillais sur un roman que j’ai vite envoyé sur les roses. Je me suis dit que j’allais m’écouter et écrire sur ce dont j’avais envie sans tenir compte des exigences commerciales et peu importe si la trame allait s’étaler sur trois ou dix ouvrages. La trilogie, dans sa version finale et originale, fait 2 300 pages. Finalement, le succès est arrivé jusqu’à chez vous, en Belgique, en France, aussi…

Cemetery Road

De Greg Iles, éditions Actes Noirs/Actes Sud, traduit de l’anglais (États-Unis) par Thierry Arson, 768 pages. ****

Greg Iles: Trump le monde

Marshall McEwan, modèle d’intégrité dans le cénacle journalistique de Washington et auréolé d’une kyrielle de prix prestigieux, revient à Bienville (Mississippi) 18 ans après avoir quitté une ville qui lui a brisé coeur et âme. Son père, mal en point physiquement (Parkinson doublé d’alcoolisme chronique), vacille à la tête du Watchman, la gazette locale, à l’heure où un investissement d’un milliard de dollars en provenance de Chine s’apprête à booster l’économie locale. À la veille de cet accord historique, la municipalité aux mains de l’ultra puissant Poker Club doit faire face à deux décès qui risquent de fragiliser le futur de Bienville. Le retour au bercail de McEwan offre à Greg Iles l’opportunité d’écrire un thriller politique addictif et vertigineux autour de la corruption et de la liberté de la presse -en faisant nommément référence à la présidence Trump- autant qu’un drame shakespearien venimeux et perfide. Ah oui, les premières phrases de Cemetery Road sont: « Je n’ai jamais eu l’intention de tuer mon frère. Je n’ai jamais voulu détester mon fils. Je n’ai jamais imaginé que j’enterrerais mon fils. » Vous imaginez la suite?

Si vous aimez les romans de Greg Iles…

Un livre: Lumière d’août, de William Faulkner

Greg Iles: Trump le monde

En attendant de rejoindre les bancs de l’Ole Miss, surnom de l’Université du Mississippi au début des années 80, Greg Iles a habité la petite maison où Faulkner et ses frères se régalaient des histoires de Mamy Callie, leur nounou née esclave. Publié en 1932, Light in August est sans doute l’un des romans les plus classiques de l’auteur de Absalon, Absalon! et évoque, déjà le conflit racial qui gangrène la société du Sud des États-Unis.

Un film: Mississippi Burning, d’Alan Parker

Greg Iles: Trump le monde

Le titre original de la trilogie de Greg Iles, The Natchez Burning, renvoie directement au long métrage d’Alan Parker sorti en 1988 avec Gene Hackman et William Dafoe. Inspiré là aussi de faits réels, le réalisateur de Midnight Express raconte avec des scènes vibrantes de réalisme -comme certains passages de Brasier noir– le meurtre de trois militants en faveur des droits civiques assassinés dans le Mississippi en juin 1964 par des membres du Ku Klux Klan.

Une série: True Detective, de Nic Pizzolatto

Greg Iles: Trump le monde

Un critique américain a décrit The Natchez Burning comme du « Faulkner pour la génération Breaking Bad ». On a envie d’ajouter la première saison de True Detective, un must pour Iles, qu’il compare intelligemment à Sling Blade de Billy Bob Thornton, tout en annonçant une déclinaison télé de sa trilogie. De fait, on retrouve dans les huit épisodes portés par d’impeccables Matthew McConaughey et Woody Harrelson les ambiances poisseuses des thrillers de Greg Iles.

Un disque: Wish I Was in Heaven Sitting Down, de R.L. Burnside

Greg Iles: Trump le monde

Chanteur et guitariste lui-même, Iles aurait peut-être choisi Robert Johnson ou Skip James, alors on lui suggère le chantre du blues rural dont le destin -deux oncles, deux frères et paternel dessoudés à Chicago- aurait pu inspirer un personnage d’un de ses romans. Cet album sorti en 2000 d’un musicien adulé par Iggy Pop et qui a enregistré avec le Jon Spencer Blues Explosion est une pépite du genre.

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