Fiction (1/6): Møn, par Antoine Wauters

© La Jetée, Chris Marker, 1962 Succession Chris Marker/Fonds Chris Marker-Collection Cinémathèque française

Chaque semaine, un écrivain qui publiera à la rentrée livre une nouvelle inédite inspirée librement par une image de La Jetée de Chris Marker.

C’est un homme qui a écrit des livres mais qui n’en écrit plus. Il marche sur une plage cernée de landes sablonneuses, voûté, le regard vissé au sol comme s’il voulait vomir, mais peut-être est-ce autre chose, le vent, qui foudroie ses bronches et le prive d’air. Sa marche est empêchée, la marche d’un type qui a passé le plus clair de son temps à polir des phrases, vivre assis et prendre des trains et des avions pour répondre de ses mots. Vous l’avez entendu à la radio, vous l’avez vu à la télé, pourtant vous ne connaissez pas son visage. C’est un homme connu, que personne ne reconnaît. Et cette nuit, il marche seul, sur ces côtes bordées de dunes et

Elle, chez elle, est à califourchon sur un homme corpulent. Elle a dénoué ses cheveux et, à cause des grains de sable qui incrustent sa peau, il a le sentiment de goûter du corail, une feuille de zostère. Ses seins bougent lourdement. Eux aussi, pense l’homme, goûtent la feuille de zostère. Elle, elle ne pense rien, elle se contente de le chevaucher, monter, descendre et drosser son sexe au fond d’elle, bombant les fesses et les roulant comme une petite furie, comme une vague furibarde, comme un

L’homme s’est emmitouflé dans une parka dont il a remonté le col, comme un igloo qui enserre son crâne. Sous ses pieds, des micro-organismes, et sur la laisse de mer quelques tests d’oursin, des algues et du bois mort, mais c’est tout. Personne d’autre sur la plage. Personne d’autre que lui. Assis contre le vent derrière une haie qui le protège, il frotte du sable entre ses mains, puis le jette à l’eau. Sans le voir éclater, il pense: des choses détruites, impossible de dire ce qu’elles deviennent, si elles survivent ou disparaissent. Il regarde ses mains, striées de veines pareilles à des serpents de sable. Puis les vagues. Et c’est comme si elles se fracassaient en lui. Les gens dorment, lui pas. Il est absolument intranquille et

Réduisant la cadence, elle se penche sur une bouteille de gin dont elle tète le goulot, avant de recommencer, replantant la queue de l’homme en elle et se remettant à onduler. Dehors, des sacs plastique, des filets de pêche rejetés par la marée, qu’elle ne voit pas. Sa tête tourne. Lorsque le sexe de l’homme, comme un élastique qui cède, s’éjecte d’elle, elle le reprend, se plante les dents dans la lèvre inférieure et s’entortille comme si, tout à la fois, elle voulait se donner la vie et la mort. Et dehors, c’est le matin. Une petite fille chantonne. Un chien bondit pour mordre la poussière en suspension dans

Sa barbe est pleine d’écume et ses cernes cachés par de grosses lunettes de soleil. Il se tient légèrement plus droit que la veille et ramasse des galets, qu’il empile sur le front de mer sans marquer de pause, ou juste le temps de s’allumer une clope. Ensuite il recommence. Il porte toujours sa vieille parka, dont une partie du col pendouille comme une tête d’animal mort. En le voyant, personne ne le prendrait pour l’écrivain célèbre qu’il est. Derrière lui, un cabanon. Le sien. Et de ce cabanon sort une chanson qui revient en boucle. Terminée, elle revient, comme une douleur. Lentement, il abandonne les pierres, délaisse les cairns, puis rentre dans le cabanon et en ressort avec des petites tartines emballées dans de la cellophane. Des tartines au jambon, avec une pointe de mayonnaise. Des tartines emballées avec soin, comme des petits

La femme, assise sur son lit, répond au téléphone. Elle est seule.
– Non, dit-elle.
– Pourquoi?
– J’en ai fini avec les films, je te l’ai dit mille fois.
– Mais c’est un Ozon, chérie! On ne refuse pas un François Ozon!
Elle raccroche. Elle est venue ici pour disparaître. Comme du sable dans la

Il dépose les tartines sur les piles de galets, et il fixe le ciel. Lorsqu’il a terminé, il s’assied sur le sable. Plus tard, il marche jusqu’à une balancelle fixée à un saule, et il se met à la pousser, doucement, exactement comme il le ferait si quelque petit garçon ou quelque petite fille s’y trouvaient. Il fait cela en souriant, avec toujours cette même chanson sortant de chez lui. Sommes-nous, d’Alain Bashung. Puis il regarde les mouettes se disputer le pain et le jambon, déchiqueter la cellophane et filer dans les airs après

Les mouettes ont tout emporté. La femme, dans sa robe sombre d’actrice qu’elle n’est plus, fume une cigarette en passant devant le cabanon, dans lequel la musique a cessé et dont les volets masquent les fenêtres. Elle ne vient jamais sur cette partie de l’île. C’est une femme sans attentes. Mais, voyant les piles de pierres, elle s’arrête. La balancelle est là, elle s’y assied, en fixant les nuages et en se demandant bien où passe le temps, où il se range et ce qu’il devient, ainsi passé. Elle se sent vieille et jeune. Elle s’allume une cigarette et

Comme chaque jour, il sort son petit carnet et entreprend d’y dessiner la mer et les tartines mêlées de sable et de mica. Il pense à ses enfants qu’il ne voit plus, depuis qu’il s’est retiré ici. Il songe à leur écrire une lettre qui dirait tout, mais il ne le fait pas, car il n’y a rien à dire. Vivre, mourir, disparaître. Toute la littérature tient dans ces mots. Sans un bruit, il s’allume un feu, se réchauffe les mains, referme son carnet en tâchant de ne penser à rien, et surtout pas aux visages de sa fille et de son fils, qui le suivent et le tourmentent, puis il ouvre la porte et il la voit, assise

Sur la balancelle. Calme. Presque sans mouvement. Elle ne le connaît pas. Elle ne l’a jamais vu. Elle en est sûre. Mais elle a l’impression de le reconnaître. D’ailleurs, elle sourit en le lui disant. Je vous connais, non? Non, dit-il. Puis c’est lui qui sourit, mais moins parce qu’elle semble le reconnaître que parce qu’elle parle français comme lui, et que c’est la première fois depuis qu’il est ici, sur l’île de Møn. Lui non plus ne l’a jamais vue. Mais, comme elle, il a l’impression de la reconnaître, ou plus exactement de se voir en elle, de se voir lui. Et, songeant à cela, il la rejoint, glisse les serpents de sable de ses mains dans le bas de son dos, au creux des hanches, et se met à la pousser lentement, très lentement, comme si quelque petite fille ou petit garçon

Le lendemain, ils sont sur la jetée. Il est six heures. Ils n’ont pas dormi de la nuit. L’homme est allé commander deux cafés au port (un pour elle, un pour lui) et il s’apprête à la rejoindre, pensant, dans une sorte de joie défaillante: tout commence et tout se termine; tout se termine et tout advient. Deux secondes plus tard, il est allongé sur le sol. Effondré. Et il n’y a plus de lumière. Et il n’y a plus de temps. Et plus rien ne l’appelle, et plus rien ne le quitte. À l’endroit de sa chute, pourtant, il est heureux.

Antoine Wauters

ÉCRIVAIN BELGE NÉ À LIÈGE EN 1981, ANTOINE WAUTERS EST NOTAMMENT L’AUTEUR DE NOS MÈRES. EN SEPTEMBRE, IL PUBLIERA DEUX LIVRES AUX ÉDITIONS VERDIER, PENSE AUX PIERRES SOUS TES PAS ET MOI, MARTHE ET LES AUTRES.

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