Laurent Raphaël

Édito: Le vers est dans le fruit

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Et si la prose ne suffisait plus à décrire ce monde, sa folie, sa versatilité, sa violence aveugle?

A défaut de pouvoir en verbaliser les égarements avec le pinceau de la raison, on peut toujours le repoétiser, manière à la fois d’exprimer par d’autres voies littéraires la mesure de sa douleur ou de son effroi devant l’incompréhensible, et de reprendre la main sur le cours impromptu des choses en passant cette réalité pleine d’aspérités au papier de… vers.

La pou0026#xE9;sie est l’antidote contre la barbarie.

Echappée de Lagarde et Michard, la poésie s’offre ainsi une nouvelle jeunesse, court-circuitant le débat public là où on ne l’attendait plus sinon dans les cartables scolaires, offrant sa béquille à notre incompréhension, notre désarroi, notre effarement permanent. Au lendemain du sinistre 13 novembre, à côté de la Marseillaise et des drapeaux tricolores, on a vu des citoyens égarés brandir Liberté de Paul Eluard ou déployer sur les réseaux sociaux rimes et alexandrins pour circonscrire la brûlure de la douleur et du chagrin. Comme ce député hexagonal, Frédéric Lefebvre, avec ce vibrant Hymne au déchirant novembre plus Valéry que Baudelaire qui s’ouvrait sur cette note grave: « Dans la nuit ton coeur s’envole/Sur le sol s’écoule ton sang/Dans le ciel ta voix résonne/Sur l’asphalte s’écrase ton flanc. » Quelques mots sobres qui en disent aussi long que des heures de direct sur BFMTV… De quoi aussi faire mentir Theodor Adorno quand il déclarait, péremptoire: « Plus de poésie après Auschwitz. » Au contraire, la poésie est l’antidote contre la barbarie. Elle est à la fois un refuge, une infirmerie et l’étendard d’une pensée libre et vagabonde.

Même chez Bond, elle a voix au chapitre, signe d’une mainstreamisation. C’était dans Skyfall, l’avant-dernier, M (Judi Dench) y dégainait un poème d’Alfred Tennyson pour moucher le rond de cuir qui lui cherchait des poux. Cet éloge de la poésie prend des formes diverses et variées. Avec pour l’anecdote, révélatrice d’une certaine boboïsation, la photo de Jacques Prévert sur le compte Instagram de Jamie Hewlett, la moitié de Gorillaz; et pour la postérité, la publication des poèmes de Raymond Carver chez l’Olivier, cortège de sensations étranges arrachées à la banalité.

Une forme qui a entretemps fait son nid dans la musique avec le slam et trouvé en certains ménestrels d’ardents défenseurs, d’Amy Winehouse, qui essorait ses déboires sentimentaux sur son carnet avant de les faire jazzer, à Abd al Malik, VRP de la poésie francophone, à laquelle il tire encore une fois son chapeau sur son dernier album Scarifications en convoquant le fantôme de Daniel Darc, version contemporaine du poète maudit. Autre indice: parmi les choses qu’on retiendra de Mons 2015, il y aura la sculpture ressuscitée d’Arne Quinze, mais aussi « La Phrase », ces kilomètres de poèmes qui ont fleuri sur les murs de la ville et qui seront bientôt édités chez Gallimard.

Il faut dire que la forme courte et tranchante propre au genre s’accommode bien de l’air du temps digital. La poésie, c’est un peu l’aristocratie de Twitter et Facebook où la pensée se débite par la force des choses en tranches, en punchlines. Malheureusement plus souvent pour imiter la poésie de Bigard que de Beckett…

On se prend à rêver de la remise en service de Dial-A-Poem, ce service téléphonique imaginé en 1968 par l’artiste américain John Giorno, compagnon de route de la Beat Generation dont l’oeuvre protéiforme est exposée au Palais de Tokyo à Paris, qui permettait d’écouter un poème en composant un numéro. Trop subversif? C’est l’écrivain Jean Rouaud qui se demandait « si la société évacue la poésie comme mode d’expression non productif, c’est peut-être que la poésie est un foyer de contestation, un acte de résistance, une incompatibilité fondamentale avec le système dominant? »

Au bout du fil, on aurait peut-être aussi droit à du Michel Houellebecq, redoutable dans l’exercice, qui nous murmurerait de sa voix chuintante ces quelques encouragements: « Et puis doucement, tout perd de son attrait/Le monde est toujours là, rempli d’objets variables/D’un intérêt moyen, fugitifs et instables,/Une lumière terne descend du ciel abstrait./C’est la face B de l’existence,/ Sans plaisir et sans vraie souffrance/Autre que celles dues à l’usure,/Toute vie est une sépulture. »

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