Chris Ware, roi du « comic strip », remporte le Grand Prix du Festival d’Angoulême

Chris Ware © Seth Kushner
FocusVif.be Rédaction en ligne

Après Richard Corben, Rumiko Takahashi, Emmanuel Guibert, l’américain Chris Ware a été à son tour désigné par ses pairs.

Né en 1967 à Omaha (États-Unis), Chris Ware est publié très tôt dans RAW, la revue d’avant-garde d’Art Spiegelman et Françoise Mouly. Il entame au début des années 1990 une oeuvre d’envergure avec la série des Acme Novelty, vraie-fausse revue à la forme et à la pagination changeante qui installe les personnages bientôt fameux de l’auteur : Quimby the Mouse, Rusty Brown et surtout Jimmy Corrigan. Tous se démarquent par leur timidité, par leur fragilité et par l’empathie immédiate qu’ils suscitent chez le lecteur…

Enfant, je passais des heures dans le sous-sol chez ma grand-mère à dessiner des bandes dessinées sur des bouts de carton.

Depuis 25 ans, c’est ainsi une oeuvre originale, qui oscille entre une douce mélancolie et une profonde tristesse, que propose Chris Ware, s’attachant toujours à regarder au microscope le quotidien de ses personnages et leurs gestes les plus dérisoires.

Jimmy Corrigan, Chris Ware, Delcourt, 2002.
Jimmy Corrigan, Chris Ware, Delcourt, 2002.© DR

Par ailleurs, ses livres se distinguent par leur générosité, avec un graphisme immédiatement reconnaissable et une fabrication soignée. La force et la densité de cette oeuvre n’ont jamais échappé à la critique.

Aux États-Unis, la bande dessinée n’est même pas considérée comme un art, tout neuvième soit-il…

Salué à chaque nouvelle parution, Chris Ware a reçu de très nombreux prix, dont 28 Harvey Awards et 22 Eisner Awards. L’auteur publie en 2012 le remarqué Building Stories, un livre-objet impressionnant constitué d’une quinzaine de livres de formats divers pouvant être lus dans un ordre choisi par le lecteur – ce dernier livre a reçu le Prix Spécial du Jury au Festival d’Angoulême en 2013. Après sa publication aux États-Unis, sort fin 2020 aux éditions Delcourt, Rusty Brown, présent dans la Sélection Officielle du Festival 2021.

Albums de Chris Ware en français:

  • Jimmy Corrigan : the smartest kid on earth, Delcourt, 2002
  • Quimby the Mouse, L’Association, 2005
  • The Acme Novelty Library, Delcourt, 2007
  • Building Stories, Delcourt, 2014 Rusty Brown, Delcourt, 2020

Conditions sanitaires obligent, Chris Ware n’a pas pu recevoir son prix en mains propres mais a toutefois souhaité adresser un message:

« Enfant, je passais des heures dans le sous-sol chez ma grand-mère à dessiner des bandes dessinées sur des bouts de carton. Chaque fois que j’en terminais une, je remontais l’escalier à pas de loup, je glissais mon oeuvre sous la porte de la cuisine et j’attendais, en retenant mon souffle. Ma grand-mère, qui était très gentille, riait toujours un peu trop fort ou bien me lançait quelques mots d’encouragement, même lorsque ce que j’avais dessiné n’avait pas grand intérêt. Alors, tout guilleret, je retournais illico dessiner une autre historiette (pour ensuite, bien entendu, la soumettre à l’infinie indulgence de ma grand-mère).

Entre cette période féconde de création juvénile et celle, plus mature, des albums imprimés et édités pour de vrai, j’ai glissé de nombreux dessins sous ma porte et par-delà les océans, à l’attention de lecteurs plutôt bien élevés et avec lesquels je n’ai pas grand-chose en commun, si ce n’est la vie et un penchant pour une forme d’expression en images ; j’en arrivais même à me demander s’ils achetaient mes albums juste pour m’être agréable.

Aujourd’hui, je pense pouvoir répondre à ma propre question. En fait, je suis bluffé ! Aux États-Unis, la bande dessinée n’est même pas considérée comme un art, tout neuvième soit-il… je vous suis tellement reconnaissant, à vous les Français, d’avoir ce grain de folie, celui de me faire un tel honneur, sans parler de cette généreuse ouverture aux dessinateurs du monde entier grâce à laquelle ils me témoignent de leur amitié artistique. La liste des précédents lauréats me fait l’effet d’un panthéon, et bien que je considère la notion de compétition comme étant aux antipodes de l’art, je comprends cette propension qui nous caractérise, nous les humains, à vouloir témoigner de notre affection pour les choses qui rendent la vie plus… comment dire… vivante ! Je ne prétends pas que ce soit le cas pour mon propre travail, mais je peux au moins avouer être extrêmement flatté de figurer parmi mes camarades dessinateurs (qui, je l’espère, me le pardonneront), en particulier les talentueuses Pénélope Bagieu et Catherine Meurisse, nominées cette année.

Ce n’est pas un hasard si la lithographie, en conférant une dimension jetable aux dessins dès leur création, a marqué un tournant majeur dans l’histoire de la bande dessinée. Mais au-delà de sa représentation sous forme d’objet artistique par essence transitoire, cette dernière nous permet également d’exprimer, avec une troublante acuité, ce que nous condensons de nos expériences de vie, nos tentatives de nous comprendre les uns les autres, et surtout, ce que nous retenons de nos existences individuelles. Malheureusement, nous passons aussi la majeure partie de notre temps à ressasser nos déceptions, à redouter l’avenir et à pleurer ceux que nous avons perdus, sans remarquer l’exquise beauté qui est pourtant là, à notre portée, partout et à chaque instant.

Nous, les humains, sommes jusqu’à preuve du contraire la seule espèce sur Terre à continuer de voir les yeux fermés ; nous en faisons l’expérience chaque nuit et aussi d’une certaine manière lorsque nous sommes éveillés, repassant et remaniant sans cesse le film de nos vies, ce fil conducteur qui nous relie du berceau au tombeau. Dit autrement, nous autres auteurs et dessinateurs ne faisons rien de plus, assis devant un ordinateur ou debout face à un chevalet, que tout un chacun, à cela près que nous laissons derrière nous tout un fourbi que nos enfants n’auront plus qu’à jeter ensuite.

Ce mode d’expression en images, transitoires par nature, présente tout de même certains avantages artistiques ; en effet, là où celui qui ne comprend pas une peinture ou une sculpture blâmera ses propres lacunes en histoire de l’art, celui qui ne comprend pas une bande dessinée accusera son auteur de ne pas être à la hauteur. Nous les dessinateurs de bandes dessinées avons l’habitude d’être considérés comme des « idiots » ; tant mieux, car cela nous permet d’établir un lien plus franc, plus direct avec le lecteur et donc de lui proposer une véritable expérience émotionnelle. La plupart d’entre nous sommes au travail quand nos proches font « la fête », ou dorment tout simplement. Nous savons à quel point cela peut être difficile à vivre, et surtout l’effort que ça représente… des années de concentration et de détermination.

Pour toutes ces raisons, après une année éprouvante sur fond de pandémie pendant laquelle tout le monde s’est retrouvé confronté (ah, ah !) au quotidien d’un dessinateur de bandes dessinées (enfermé à la maison, condamné à glisser des mots sous les portes), j’ai la sensation réconfortante d’être enfin pris au sérieux, par vous tous, et aussi par votre pays où l’art et l’écriture sont considérés à leur juste valeur. J’en suis d’autant plus ému et touché que ma propre terre natale pourrait être qualifiée de pays en voie de développement, vu la façon dont elle a quasi abandonné la démocratie ces quatre dernières années. Liberté ! Fraternité ! Et surtout : Merci ! »

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