Ce que cela fait d’avoir été fille: la carte blanche de Joy Majdalani

Née à Beyrouth en 1992 et vivant aujourd’hui à Paris, Joy Majdalani s’est fait connaître avec son texte On the rocks, son premier texte, dans la revue Le Courage. Elle publie en ce mois de janvier son premier roman Le Goût des garçons aux éditions Grasset, titre remarqué de la rentrée d’hiver.

Je n’avais pas l’impression, en entamant l’écriture de mon premier roman, de m’inscrire dans un quelconque courant. J’ai suivi ce mélange de peur, d’intensité et de joie vers la vérité qu’il me fallait dire, celle de mon adolescence. Pas la factualité biographique de mon adolescence, mais ce que cela fait d’avoir été fille de treize ans il y a à peine deux décennies.

Il nous a fallu, à cet âge de fougue et de débordements, apprendre la discrétion, car nous savions qu’aucune de nos errances ne nous serait jamais pardonnée. Internet faisait déjà planer sur nous la menace des réputations indélébiles. Raconter, c’est transgresser, même des années plus tard. J’ai écrit, non sans inquiétude. L’inquiétude s’est estompée lorsque j’ai entendu d’autres femmes de ma génération raconter, elles aussi, au même moment ou presque, cette première adolescence. Malgré la grande diversité de leurs oeuvres, je crois y reconnaître un élan commun.

Ces dernières années, nous avons vécu ensemble un réveil amer. Nous nous retournons avec un mélange d’effroi et de tendresse sur ce que furent nos années de formation. Nous répondions sans le savoir à des injonctions impossibles. Nous vivions le stade terminal d’une libération sexuelle qui n’était pas vraiment pour nous. Nous n’avions rien à rétorquer aux représentations hégémoniques de femmes vues de l’extérieur, au travers de regards qui n’étaient pas les nôtres. Trop tard, la violence que nous avons subie a eu un nom. Nous étions déjà de l’autre côté, adultes. Depuis cette rive, nous faisons de nos souvenirs le terreau de notre art.

Voilà ce que je lis dans l’humour irrévérencieux de Tennessy, la narratrice du premier roman de Salomé Kiner, Grande Couronne. Et ce que je reconnais dans la fougue de Gabrielle, héroïne d’un autre premier roman, Les Maisons vides, de Laurine Thizy. Et aussi ce que j’entends dans le podcast de Lucie Mikaelian, Mes 14 ans. La journaliste y entreprend ce geste sacrificiel: lire publiquement le journal intime de ses quatorze ans pour montrer de quoi fut constitué l’imaginaire des filles au début du millénaire. Ces jeunes héroïnes s’élancent vers leurs désirs: posséder, connaître, aimer, malgré les dangers innombrables qu’elles encourent -se faire traiter de prude ou de pute, essuyer des ricanements, des insultes- ou bien pire.

On peut mesurer ces violences que nous subissions par le sort qui fut réservé à nos idoles, celles auxquelles nous étions sommées de nous identifier. On les hissait sur un piédestal et puis on les fusillait pour l’exemple. L’humiliation et la déchéance de ces filles, à peine plus âgées que nous, étaient une mise en garde: même après avoir atteint ces sommets de beauté ou de popularité, nous ne serions jamais à l’abri. Quinze ans trop tard, on a fini par comprendre les horreurs que Britney Spears a subies, traquée par les paparazzis, malmenée par les fans, piégée par sa famille. Aujourd’hui, on veut pour elle la rédemption.

Plus que Britney Spears, mon idole à moi c’était Lolita Pille. J’ai lu Hell, le roman qu’elle a écrit à 17 ans, quand j’en avais douze. J’ai passé l’année suivante à admirer l’autrice, à jalouser jusqu’à ce prénom de Lolita, résumant en trois syllabes tout ce à quoi il convenait d’aspirer: joliesse, jeunesse, légèreté. Le succès de son premier livre valut à Lolita Pille de devenir « un objet de diffamation publique ». Le mépris et le discrédit dont elle fut frappée nous étaient à toutes adressés. Aujourd’hui, pas besoin de réhabiliter l’idole déchue. Lolita Pille est une brillante écrivaine qui publie en cette rentrée sa version des faits dans Une adolescente. Un romant qui venge. Celle qui a connu le paroxysme de cette haine toute particulière que l’on réserve aux jeunes filles nomme avec verve et sang-froid une réalité qui nous est familière à toutes. Elle répare les outrages et nous offre la rédemption. Les très jeunes filles, longtemps objet de littérature, en sont aujourd’hui le sujet.

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