Étienne Bastiaenen

Blaise Cendrars et le gigantisme

Étienne Bastiaenen Chroniqueur et essayiste

En 2013 ont été publiés dans La Pléiade les Tomes I et II des OEuvres autobiographiques complètes de Blaise Cendrars. La parution des Tomes I et II des OEuvres romanesques (précédées des Poésies complètes) remet dans l’actualité l’Homère du Transsibérien. D’une production apparemment échevelée se dégagent une vision du monde et une pensée -le terme surprend quant à ce personnage- extrêmement cohérentes.

Cendrars, cet inconnu

La plupart de ses lecteurs (et les manuels scolaires) ne connaissent que sa légende. Un aventurier qui course à travers les méridiens, bâfre, boit, coïte, se fait irradier par le soleil du Brésil, jouit, s’en vante et incite à l’imiter. Il se soûle avec Modigliani, adule l’art nègre, pulvérise la prosodie. Griot à la traîne de son imaginaire, il raconte des histoires de montreur d’ours. Mais, comme dirait Lacan, Cendrars… « ça n’est pas ça« … Ses appétits ne résultent pas uniquement de ses instincts. Frayant sur son écume avec casse-cous et cascadeurs, en profondeur cette oeuvre s’innerve de métaphysique…

Première surprise: ses métaphores, tirées à la mitraillette, célébraient les révolutions technologiques, mais il finira par balayer comme une vulgaire ferraille la « bergère, ô tour Eiffel » d’Apollinaire, ce symbole phallique de la modernité. Lui qui avait vanté les mérites de la standardisation, de la monoculture, de la publicité, dénoncera bien vite les effets pervers du taylorisme et du stakhanovisme. Capitalisme, communisme, nulle différence. L’homo sapiens fait bosser « l’homo faber tenu prisonnier ». Jamais l’on ne sort des Plombs. Le poète vouera aux gémonies tant les augures de Wall Street que les soviets.

Monde sensible…

Sa pensée se déduit de la conviction que nos sens révèlent et façonnent l’incontestable part du réel qui nous soit dévolue. Il reprend l’aphorisme de Schopenhauer: « le monde est ma représentation ». Notre conscience fonctionne comme un diaphragme saisissant les impacts en clichés sensoriels. Et par cette captation nous constituons notre environnement.

De la phénoménologie donc… et du monisme. Rejetant dualismes et manichéismes, Cendrars adhère à la vision présocratique d’un univers isomère. Sans solution de continuité, l’oeuf et le baobab, l’intérieur et l’extérieur, le même et l’autre, les règnes se confondent. Sur terre, l’imbrication des phénomènes a éjaculé la vie et l’humain. Non pas produits d’importation, affects et cogitations procèdent d’une surchauffe des perceptions. Comme dans un baquet, l’homme n’est ni autonome ni hétérogène: élémentaire comme l’océan.

Cendrars est « évolutionniste »: le transformisme actualise ce que ses stades précédents contenaient en puissance. Mais les généalogies de Darwin ne le requièrent pas: il en tiendrait plutôt pour les télescopages du hasard et de la nécessité d’un Jacques Monod.

À l’éveil des sens se découvre un Éden suscitant les appétits. Cendrars se remémore « le paradis vert des amours enfantines », ses jeux et ris avec Elena, complices dans un domaine où tout était délices dans l’innocence… Symbiose des premiers temps… Réintégrer le liquide amniotique s’avérera impossible. Éjectés de l’enfance, nous découvrons, clivés par un glaive, les affres de la partition sexuelle: nous coïterons désespérément dans le Désir de recouvrer la plénitude, mais nous serons happés par une machine infernale.

Comme Schopenhauer, Cendrars perçoit une force -agissante, sinon consciente d’elle-même- qui sans cesse se relance -le « vouloir-vivre »- et, comme une baratte, agite l’univers en danses de Saint-Guy. Des décharges désordonnées propulsent nature et tribus de cataclysmes en pétaudières. S’entremêlent les enlacements de Civa et de Kali, « le dieu de l’Absurdité et la déesse de la Destruction », propulsant la Roue des Choses à laquelle les hommes sont scotchés.

Portrait de Blaise Cendrars par Modigliani (1917).
Portrait de Blaise Cendrars par Modigliani (1917).© Amedeo Modigliani (domaine public)

…et agonistique

En effet, trop de bipolarisations et de multipolarisations empêchent le flux matériel de se stabiliser. Quand cède leur cohésion, les entités constituées s’écartèlent par le bourgeonnement de noyaux secondaires et au gré d’attractions extérieures. Les éléments libérés s’agglutinent à d’autres agrégats et se relancent en de nouvelles arborescences. Se combinent fortuitement des programmes qui se télescopent en une perpétuelle agonistique. L’univers cendrarsien préfigure les structures dissipatives de la thermodynamique décrites par Ilya Prigogine.

Le vouloir-vivre ignore l’épure et les lignes de force. D’ébauches en hypertrophies, il se fourvoie, massacre. Le bestiaire du poète -ornithorynque, tamanoir, pute Rij, ou autres formes absconses- relève de la tératologie. Individus et espèces s’affrontent dans la douleur, succombant face aux dominants, survivant par la violence. « La vie est une affaire dont le revenu est loin de couvrir les frais« , disait Schopenhauer. Dans l’espace infini et sans lois se découvre « un ramassis de galaxies cabossées qui ne cessent de se tamponner » (Jean-Pierre Luminet). Notre complexité psychique ne confère aucun privilège. Le pétrin universel se sert de la pâte humaine, « misérable semence épandue dans l’immensité de l’Univers« , la triture par à-coups, l’expédie d’une chiquenaude.

Cendrars nie toute téléologie, toute régulation. Foin de Hegel: ni thèse, antithèse, synthèse, ni aucun bilboquet n’élèvent la société. Foin de Marx: aucune dialectique ne déboulera sur une parousie. Aucun objectif à ce transformisme enchaînant des théories d’êtres qui s’engendrent, interfèrent, se tuent, périssent. Que l’homme s’en désole: « sa destinée n’est pas la fin, ni de la vie, ni de la nature », il n’est pas au centre de l’univers, l’univers n’a pas de centre. Cendrars ne s’agenouille pas devant des idoles. Aucune conscience extérieure à notre monde sublunaire. Il faut être un Lamartine pour miauler devant de prétendues harmonies. Épouvanté par la nature, l’homme s’est injecté la croyance en un dieu créateur conscient de soi-même et juge suprême.

D’autre part, par leurs schématisations, les penseurs ont rendu le réel intelligible et secrété des mécanicismes déterministes. Cendrars annonce les Jean-François Lyotard et Gilles Lipovesky qui, dans les années 1980, dénonceront messianisme, évangiles économiques, totalitarismes, tous les méga-récits de la pensée systémique prétendant expliquer et induire l’Histoire.

Le gigantisme en action

Des ruptures d’équilibre font exploser la selve, se gonfler les sauriens, provoquent des cataclysmes. Le gigantisme, « phénomène climatologique qui causa tant de forces absurdes et passagères » obsède le poète.

Au Brésil, avide de renouer avec l’unicité adamique, le poète s’éclate au soleil. Mais très vite la marâtre jette le masque: elle se révèle dans les crues des rios… tentacules d’une jungle en travail. Le climat harponne le Brésilien, l’immensité l’enivre, la touffeur l’énerve. Des visions délirantes prennent le mors aux dents, dégénèrent en déprimes, dérivent en désordres. Faconde brésilienne et govoretschka (verbalisme en russe) slave se répondent. La même marmite fait bouillir émeutes latinos et bolcheviques. Ces assauts suivis de rechutes et de névroses enlisées, cette cyclothymie de velléitaires, Cendrars les assimile à des crises de gigantisme.

Ces débordements dans la biologie et le tellurisme, il les retrouve dans les guerres. Les impulsions belliqueuses surgissent comme des séismes. La Main coupée (1946) démontre que des stratégies foireuses n’embrayent jamais sur le terrain. Estimant à tort l’évolution intelligible, généraux, historiens assignent aux conflits des mobiles logiques -conquête ou défense de territoires. Or, autant qu’à l’élucidation ils échappent au libre arbitre. La culture n’a jamais empêché la poudre incendiaire de s’emparer du psychisme. « C’est la jeunesse du monde qui a armé la main de Princep (…) tous les pays n’attendaient que le bruit de cet attentat pour s’élancer l’un contre l’autre. » La jeunesse du monde… Là où cède la cohésion interne -usure, vieillesse- rien ne s’oppose à la dissolution dans le terreau des recompositions. Au désir de mort ! Pour Cendrars, la lame de fond provient de la violence du vouloir-vivre ouvrant les vannes à de nouvelles configurations. Une vague porte à leur sommet des collectivités tandis que s’écrasent leurs rivales. Irrésistible transmutation comme un serpent se défait de ses peaux.

Pour Cendrars, « l’époque est au gigantisme économique et politique ». La technocratie révèle une « poussée du cerveau » plus catastrophique que les cyclothymies. Gonflé par la mégalomanie, le capitalisme étouffe les paradis terrestres en ses enlacements mortifères. Les pousse-au-crime déversent poisons, déforestation, pollution, industrialisation, accélèrent la décomposition. Le gigantisme se rue dans le libéralisme américain et la révolution soviétique, prend l’apparence d’un mâle esprit d’entreprise -productivité yankee, course au suréquipement, surabondance de produits, manipulations financières encerclant toutes les nations-, ou dégénère en étouffements dans des bureaucraties empâtées. S’imaginant pouvoir l’aiguiller, politicards et gestionnaires jettent de l’huile sur le feu. La tyrannie des marchés et des idéologies pousse à la fuite en avant: l’industrialisation et la financiarisation s’emballent en une course suicidaire. Cendrars renvoie dos à dos le capitalisme et le communisme. Leur messianisme précipite la Roue et risque, par ses armes destructrices, de pulvériser la planète.

Enfin, notre activité cérébrale « coïncide avec les poussées des forces obscures de la nature (…) chimisme élémentaire et compliqué« . La lèpre est dans l’atome, et rien ne permet de distinguer la santé des maladies, un prétendu normal du monstrueux. « Les maladies nous font, nous modèlent (…) Elles sont une des nombreuses manifestations de la matière universelle (…) peut-être la principale (…) ». Mais ni les bourgeois ni les apparatchiks n’apprécient les déviants qui décrochent ou se dressent comme des scorpions. Art topiaire: ils imposent à l’individu de se conformer à un conditionnement productiviste. Servants du système, médecins, psychiatres se braquent sur un état physiologique en théorie sain -aberration abstraite aussi illusoire que le marché en équilibre d’Adam Smith-, et nouent les camisoles de force. Que les médicaments rabotent les dévoyés.

Quel salut peut-on espérer pris en tenaille entre les concassages et les oppressions?

Son salut personnel

Dans le roman éponyme, le personnage de Moravagine sert de porte-parole et de double. Comme celle de Caligula, sa folie dénonce l’absurdité de notre sort.

Cendrars envoie ce vengeur enfoncer le couteau dans le vagin de la Mère et renverser le Père castrateur. Moravagine éviscère les femmes après en avoir joui. Vagins et matrices enserrent le mâle comme une proie, les stratégies amoureuses le domestiquent et le dissolvent. Dressé sur ses ergots, Moravagine se veut un électron libre, lutte pour ne pas être absorbé. Autre ventre à forcer: les sociétés régies par le Père. Il rêve d’anéantir les organisations coercitives: écoles, emmaillotements de la psychiatrie et de la psychanalyse, cliniques, bastions de l’ordre établi.

Mais il ne se soucie guère du moujik et n’aspire pas à instituer un ordre nouveau. Il participe à la révolution bolchévique parce qu’il appuie les émeutes dans leurs déclenchements. Les guerres, les révolutions rebattent les cartes… Que les bolchéviques bouleversent l’Occident archaïque! Car, très vite, les souffles vivifiants se refigent en contraintes et dépôts mortifères. Staline supplante Trotski; après Bakounine vient Beria. Leur surgissement retombé, impérialisme consumériste et soviets bureaucratisés génèrent une chape d’aliénation. D’une éruption de gigantisme, seuls les premiers jets sont affriolants. Il importe de s’appuyer sur les disséminations inédites en lesquelles le vouloir-vivre se revigore. Moments bénis quand dans l’érection de la cathédrale de Chartes se déverse l’énergétisme de la forêt amazonienne… Moravagine ne subit pas le gigantisme. Il s’ouvre à la déferlante, la catalyse à son profit, en use et abuse, balaye les goulots d’étranglement, les remparts schizoïdes, ratisse des proies.

Bien sûr, veillant à ne pas disjoncter, Cendrars bride les excès de cette bête crachée de ses profondeurs, opère une catharsis. Mais le jusqu’au-boutisme de son double énonce sa propre attitude. Il importe d’échapper au marais femelle, de ruer contre l’autorité mâle, de surfer sur le vouloir-vivre dans ses sensuelles ascensions et le laisser vous porter vers les objets du Désir.

Cendrars tire son épingle du jeu: jamais il ne peinera comme un boeuf. Anarchiste, et non pas tête politique. Refus de tout impératif catégorique: généraliser son style de vie embrayant, dans leur succession imprévisible, sur des invites tentatrices rendrait impossible toute organisation collective. Son individualisme s’affirme aussi dans le fait qu’il a trouvé le vrai salut dans les brasiers de l’écriture où sans cesse il s’allume et renaît comme le Phénix, ce qu’il a occulté par crainte que cette sublimation ne desserve sa légende.

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