Laurent Raphaël
Binge-reading: Kindle Unlimited fait trembler auteurs, lecteurs et éditeurs
Le modèle all inclusive cher aux tours opérateurs serait-il la clé de voûte de la culture à l’ère numérique? Après la musique (Deezer, Spotify…), après les séries et le cinéma (Netflix…), place à la littérature au forfait.
Sous l’étiquette Kindle Unlimited et pour la modique somme de 9,99 euros par mois (un chiffre apparemment magique puisqu’il sert aussi de référence pour le streaming musical), Amazon ouvre grand les portes de sa bibliothèque virtuelle garnie de pas moins de 700.000 ebooks. De quoi ravir à première vue les lecteurs morfalous qui ne seront plus obligés de choisir entre la cuisse et le blanc de poulet littéraire, ils prendront les deux avec l’aile en plus. Et faire frémir dans le même temps les amoureux du papier, qui redoutent un virage technologique qui soit fatal au livre imprimé, cette bouée qui les a si souvent sauvés du naufrage.
Il n’y a pas qu’eux qui tremblent d’ailleurs. Romancier échaudé craint l’eau froide. Ayant vu à quelle sauce leurs collègues musicos se sont fait manger par l’ogre Spotify (pour rappel, un demi-centime d’euro dans la poche de l’artiste par chanson jouée, soit 1500 dollars pour… un million d’écoutes), les écrivains ont tendance à voir le verre à moitié vide plutôt qu’à moitié plein. Par la voix de la Société des gens de lettres (SDGL), ils ont exprimé leur inquiétude, et sur la rémunération appliquée (le flou est savamment entretenu par le géant américain du commerce en ligne), et sur la valeur du livre en général si ce système de solderie permanente devient la norme.
Même les maisons d’édition, qui pourraient théoriquement se frotter les mains en pensant aux économies qu’elles pourraient faire sur les frais d’impression, de stockage et de distribution (15 à 20% du coût total d’un livre) si l’industrie devait basculer du côté numérique de la force, font de la résistance. Elles attendent des éclaircissements avant d’envisager éventuellement de croquer dans la pomme, et de trahir du même coup les auteurs, les libraires et une bonne partie des lecteurs. Conséquence de ce boycott des gros poissons du secteur (Hachette, Gallimard, Editis, Actes Sud, La Martinière et d’autres): Kindle Unlimited ressemble pour l’instant à un miroir aux alouettes. Sur les 700.000 titres annoncés, il n’y en a que 20.000 en français, et pour la plupart, pas de première fraîcheur. Inutile par exemple d’espérer y trouver un des romans de la rentrée d’hiver.
Mais les éditeurs pourront-ils résister longtemps à la marche de l’Histoire? On aimerait le croire. Et c’est vrai que l’univers du livre est plus conservateur, moins volatile, il a son propre rythme (on ne descend pas un roman à la même cadence qu’on avale un album ou un film) et s’appuie sur une audience théoriquement moins technophile, même si 35% des consommateurs européens ont déjà acheté un livre en ligne, ce qui en fait le produit le plus vendu par Internet! Mais il ne faut pas être niais non plus. On sait que les grands principes sont solubles dans la comptabilité. Pour peu qu’Amazon ou un autre mastodonte du Web donne des gages aux maisons d’édition, les freins idéologiques fondront comme neige au soleil, quitte à sacrifier les libraires d’abord, les auteurs ensuite, qui devront trouver de nouvelles sources de revenus comme ont dû le faire avant eux les musiciens en compensant les pertes avec les concerts et les produits dérivés. Le livre ne pourra pas non plus trop compter sur le lecteur. En choisissant la facilité d’une commande en quelques clics plutôt que de se rendre dans une librairie, il nourrit la bête qui veut lui imposer un mode de lecture low cost. Il a donc déjà une main dans l’engrenage infernal d’une dématérialisation galopante.
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Ce qui ne fait guère de doute en revanche c’est que notre rapport au livre changera si la logique du forfait illimité se répand. La quantité, surtout quand elle se décline à des échelles pareilles, tend à noyer la qualité. Si l’on ajoute à cet effet de masse qui profite surtout aux blockbusters un prix d’emballage plancher qui suggère inconsciemment une quasi gratuité, on est bien dans une logique discount où la valeur du bien n’est plus qu’une variable secondaire. Quant au livre imprimé, il survivra sans doute mais sera confiné à un marché de niche pour happy few éclairés. Comme le vinyle et comme le DVD, lui aussi sur la sellette. « Nous avons tendance à oublier que les livres, éminemment vulnérables, peuvent être supprimés ou détruits. Ils ont leur histoire, comme toutes les autres productions humaines, une histoire dont les débuts mêmes contiennent en germe la possibilité, l’éventualité d’une fin« , écrivait George Steiner dans son brillant essai Le Silence des livres. Prémonitoire?
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