Au bonheur des dames d’Émile Zola (classiques de la littérature 7/7)

Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Le roman le plus heureux de Zola met en scène Paris à l’apparition de ses grands magasins. Une plongée naturaliste étoffée dans le second empire et le ballet étourdissant du paraître.

Au bonheur des dames d'Émile Zola (classiques de la littérature 7/7)
© Folio

Difficile de parler d’Au Bonheur des dames d’Emile Zola (1840-1902) sans évoquer le grand projet qu’il sert, emboîté, avec 20 autres pièces célèbres, dans l’ambitieux puzzle romanesque que l’on sait: copié sur le modèle de la Comédie Humaine de Balzac, le cycle Rougon-Macquart. Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire entend étudier, sur plusieurs générations mais un seul régime politique, un arbre généalogique en particulier, ses ramifications, ses tares héréditaires, ses liens avec l’évolution de la société moderne. C’est dire si le regard panoramique du naturaliste ne pouvait faire l’impasse sur les mutations du commerce et la naissance des grands magasins au XIXe siècle. En 1882, le voilà qui s’attèle donc à la destinée d’Octave Mouret (branche Rougon), ancien drapier devenu ambitieux directeur d’un de ces grands bazars dont Paris voit alors le fleurissement.

Au coin de la rue de la Michodière et de la rue Neuve-Saint-Augustin, dans les quartiers riches de l’Ouest parisien, Zola plante donc l’imaginaire Au Bonheur des dames –« C’était la cathédrale du commerce moderne, solide et légère, faite pour un peuple de clientes. » L’édifice, prouesse architecturale et véritable protagoniste du livre, est monstrueux dans sa démesure en acier, qui brasse des milliers d’employés et écrase contre des vitrines gigantesques le trop-plein de ses étalages mirifiques. Appliquant les révolutionnaires principes de vente à perte et de rotation, le spéculateur Mouret est en train d’y décupler ses ventes et d’y démocratiser le luxe sans égard pour le petit commerce bafoué.

C’est à travers les yeux impressionnables de la petite Denise Baudu, insignifiante et modeste provinciale, que le lecteur découvre ce nouveau temple de la consommation. Arrivée sans un sou sur les trottoirs de la capitale, elle sera bientôt engagée comme demoiselle de magasin au rayon confection. Le roman, qui est son récit d’apprentissage, lui fera connaître une vraie ascension sociale quand sa lourde chevelure blonde, son regard et ses manières d’un calme gracieux feront tourner le coeur de Mouret. Une intrigue amoureuse cousue de fil blanc qui serait tout à fait niaise si elle ne proposait pas la revanche suivante: Octave Mouret, qui tient son empire de la faiblesse des femmes -un petit peuple de bourgeoises et ménagères avides, joues rouges et haleine gourmande, gagnées par la « rage du chiffon »-, sera bientôt torturé par les refus amoureux d’une seule d’entre elles, simple vendeuse de surcroît. Toute-puissance de l’amour contre règne de l’argent: l’épopée commerçante connaîtra une fin heureuse -l’une des seules de tout l’univers zolien.

Roman inventaire

Patiemment documenté -dès 1881, le romancier fréquente assidûment le Bon Marché d’Aristide Boucicaut un carnet de notes à la main, des sous-sols aux mansardes de ses vendeuses, étudiant les nouveaux mécanismes capitalistes qui y ont cours-, le roman offre des pages en feux d’artifice. La manière débordante, odorante, nauséeuse dont il inventoriait les marchandises des Halles centrales dans Le Ventre de Paris, Zola l’applique ici au grand monde de l’illusion et du faste, et il y a comme une charge hypnotique -ganterie, bonneterie, lingerie, dentelles, mercerie, draperie- dans l’incroyable énumération qu’il fait de la débauche d’étoffes et de couleurs.

Si le roman quitte parfois la ruche trépidante du Bonheur, ses vitrines vibrantes, ses escaliers bousculés, sa population surchauffée, c’est pour lier sa force en marche à celle qui est en train de transformer Paris -depuis 1853, Hausmann fait son oeuvre dans la capitale, exproprie les vieilles masures, troue les grands boulevards, et Mouret profite de cette éventration pour engraisser son monstre: un chantier colossal qui donne à l’auteur de Germinal l’occasion de pages quasi fantastiques, aidées de la lumière bleue des premières lampes de rue électriques. « Je veux, disait Zola, faire dans Au Bonheur des dames le poème de l’activité moderne. » Un long poème en prose de 500 pages tourbillonnantes, électrisantes, portées par un incroyable élan. L’élan d’un monde qui se finit -d’un autre qui commence à sa suite.

  • AU BONHEUR DES DAMES, DE EMILE ZOLA, ÉDITIONS FOLIO, 544 PAGES.

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