Adichie, féminisme et question noire

Chimamanda Ngozi Adichie © Catherine Hélie/Gallimard
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Écrivain mondial, égérie féministe samplée par Beyoncé, la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie signe un vaste roman sur la question noire entre trois continents, quelques liaisons et un grand amour. Magistral.

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Beyoncé, Chimamanda Ngozi Adichie est paraît-il un peu fatiguée d’en entendre parler. Il faut dire que depuis que la papesse r’n’b a utilisé un extrait d’un de ses discours dans sa chanson Flawless, on l’aborde forcément beaucoup par cette bande. L’association est certes étonnante, mais d’un genre qui a déjà fait ses preuves. Bourdieu aurait appelé ça un transfert de capital symbolique: là où Bee s’est achetée une crédibilité en samplant une conférence féministe ovationnée (l’utile et chaleureux We Should All Be Feminists (1)), Adichie a bénéficié de son côté d’une inespérée visibilité, aussitôt cooptée par la galaxie pop (« Chimamanda qui?« ). Créditée sur l’album Beyoncé, Adichie était d’ailleurs dernièrement la première Nigériane à concourir pour un Grammy (et ce, sans avoir jamais fait de musique). Opération win-win, donc? Sans doute. Il ne faudrait toutefois pas oublier que Chimamanda Ngozi Adichie n’a pas attendu Flawless pour être une impeccable étoile. Avant ce gigantesque coup de pub, la native de Lagos était déjà l’auteure, traduite dans une trentaine de langues, de deux romans (L’Hibiscus pourpre, L’Autre Moitié du soleil) et d’un recueil de nouvelles (Autour de ton cou) bardés de prix prestigieux, auxquels il faut ajouter aujourd’hui Americanah, roman magistral en passe de la confirmer au firmament littéraire international.

Hasard ou pas, Queen B, Adichie la convoque justement à un endroit intéressant de son livre. « Certaines femmes noires (américaines et non américaines) préfèreraient se promener nues dans la rue que d’être vues en public avec leurs cheveux naturels. Parce que, voyez-vous, ce n’est pas professionnel, sophistiqué, ce que vous voudrez, ce n’est simplement pas normal. (…) Vous devriez demander à Beyoncé ce qu’elle a fait. (Nous aimons tous Bey, mais pourrait-elle nous montrer, juste une fois, à quoi ressemblent ses cheveux lorsqu’ils poussent sur son crâne?) » Politique, le cheveu? Incontestablement, si l’on en croit Ifemelu, héroïne très charismatique d’Americanah, qui y voit rien moins qu’une métaphore de la race en Amérique. C’est d’ailleurs entre les sièges d’un salon de coiffure africain de la banlieue de Princeton, petit théâtre survolté des minorités américaines, qu’Adichie pose en premier lieu et longuement sa caméra -ample scène d’ouverture, qui servira de carrefour narratif à son histoire. Résolue à regagner définitivement le Nigéria après treize années passées aux Etats-Unis, Ifemelu, blogueuse et conférencière influente, s’y fait tresser les cheveux, six heures durant, tout en caressant les résonances de sa récente décision, au fil d’allées et venues mentales qui forment la matière mouvante du livre.

Née et élevée à Lagos, Ifem a grandi dans les fantasmes américains d’une jeunesse nigériane façonnée par les mythologies US (où les « Tu ressembles à une Noire américaine » sont des compliments suprêmes). Fatiguée du manque de perspectives offertes par son université de Nsukka, continuellement en grève, la jeune femme décidera d’aller tenter sa chance à Princeton, où elle décroche une bourse, devenant de ce fait une « Americanah » (ces Nigérians aux poses et affectations américaines dont on se moque au pays).

Devenir noire

Adichie, féminisme et question noire
© Gallimard

« Moi-même je ne me sentais pas noire, je ne suis devenue noire qu’en arrivant en Amérique. » Qu’abandonne-t-on en partant? Comment rester soi quand de nouveaux regards vous étiquettent, et questionnent ce qui a toujours paru aller de soi? A travers l’apprentissage et bientôt la crise identitaire d’une Noire non américaine aux Etats-Unis, et avant un retour au pays profondément marqué par cette expérience, Adichie épingle le tribalisme américain au XXIe siècle dans tous ses tabous. Insolente, moqueuse, désopilante, celle dont le New York Magazine dit qu’elle est « à la négritude ce que Philip Roth est à la judéité » traque les discriminations ordinaires et l’hypocrisie d’une société américaine largement mal à l’aise avec la question raciale, entre hyperconscience et aveuglement bien-pensant (« Kimberly avait le sourire bienveillant des gens qui voyaient dans la « culture » l’univers inhabituel et coloré des gens de couleur, un mot qui devait toujours être accompagné de « riche ». Elle ne pensait pas que la Norvège ait une « culture riche ». »).

Chronique politique et ambitieuse du déracinement, Americanah place dans l’entourage d’Ifemelu une galerie de portraits consistants: Uju, sa tante, émigrée à Brooklyn avec Dike, son enfant illégitime, déconnecté de ses racines, mais aussi Curt, le petit ami blanc progressiste, puis Blaine, le professeur d’université avec qui Ifem verra l’irrésistible ascension d’Obama, et surtout Obinze, premier amant et grand amour qui la hante et dont on suivra la trajectoire en parallèle privilégié, jusqu’à son immigration douloureusement avortée en Angleterre.

Bouleversante histoire d’amour qui ne sacrifie jamais aux conceptions féministes de son auteure (entreprenante, frondeuse, Ifemelu ne cherche pas à plaire ni forcément à être en couple), Americanah est en dernière analyse un redoutable page-turner. Brillante monteuse de sa matière romanesque, Chimamanda Ngozi Adichie superpose les époques sur 500 pages, alternant avec une fluidité déconcertante amples flash-backs et prolepses aériennes. Ce faisant, elle donne une sublime consistance au temps qui passe, aux jours qui comptent, traduisant avec sensibilité le vécu ambigu d’êtres aux appartenances et histoires multiples. Se quitter, se perdre dans les silences, se retrouver ou pas. En géographie comme en amour, on peut être à la fois ici et là-bas.˜

(1) We Should All Be Feminists disponible en anglais chez Fourth Estate Editions. Bientôt traduit chez Folio.

Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie, éditions Gallimard, traduit de l’anglais (Nigéria) par Anne Damour, 528 pages. ****

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