Serge Coosemans
Passé le Point Pulvar, attention au Point Zorglub
Vous connaissez le Point Godwin mais connaissez-vous le Point Geldof, le Point Pulvar et le Point Zorglub? Serge Coosemans nous les présente puisque ce sont ses inventions, nées de l’observation des médias et d’une dispute dans un supermarché. Art du foutage de poire, Nabillouche et théorie des mèmes, voici le Crash Test S03E04.
L’autre jour, dans un supermarché, je me suis encore engueulé avec une sorte de babelutte humaine du genre à suivre des émissions de mariages arrangés à la télévision. Rien de grave. Juste une bête histoire de comportement déplacé dans une file, de manque flagrant de savoir-vivre, de disparition de la politesse la plus élémentaire, comme cela arrive de plus en plus souvent dans cette ville de tire-au-flanc à la médiocrité légendaire qu’est Bruxelles. « Comment que tu parles aux femmes », m’a aboyé dessus la pauvre petite victime alors que je lui faisais simplement constater l’inadéquation de son comportement avec le fait même de poireauter à une caisse. « Ben quoi, tu veux peut-être que je t’invite à aller te faire foutre avec des roses? », que j’ai en substance répondu, trouvant cela assez « décalé » à défaut d’être très sophistiqué. En le balançant comme ça cash sur un ton peu amène bien que surjoué à la Nabillouche en question, j’ai toutefois perdu au même moment le soutien de toutes les autres personnes de la file, qu’elle avait pourtant dérangées autant que moi. « Salope, ai-je alors pensé, elle m’a eu grave au cul en dégainant comme ça sans prévenir le Point Pulvar. »
Le Point Pulvar est bien entendu dérivé du Point Godwin, aussi connu sous le nom de reductio ad hitlerum. On atteint celui-ci dans une discussion animée quand on en arrive, généralement très vite, aux comparaisons plus (Marilyn Manson, Justine Sacco…) ou moins (Theo Francken, Donald Trump…) foireuses avec les nazis et Adolf Hitler. C’est le plus connu des points du genre, mais il en existe d’autres, qui n’ont jamais atteint le même degré de notoriété, sans doute parce que je les ai moi-même inventés au retour d’un bar sans jusque ici trop en parler publiquement. Il y a par exemple le Point Geldof, qui veut que lors d’une discussion sur la misère et la pauvreté, on atteint forcément un moment où quelqu’un compare le contexte local à la situation de famine en Afrique. Et le Point Pulvar donc, autrement dit la reductio ad audreypulvarum, qui s’atteint lorsque une femme attaquée sur sa légitimité et ses capacités à mener à bien un projet rabaisse les critiques, même fondées, à du simple machisme. Par extension, le Point Pulvar marque donc aussi ce moment où une femme qui se comporte comme une nuisance sociale entend être respectée comme une princesse du simple fait de se promener un vagin entre les jambes. Bref, exiger de la galanterie alors qu’elle chie sur le tapis.
Souvenez-vous de 2012, lorsque Audrey Pulvar, jusque-là simple mémé-la-science de la bande à Laurent Ruquier, fut parachutée rédactrice en chef des Inrocks, qui plus est, seulement quelques semaines après avoir complètement foiré à la télévision des interviews de Sébastien Tellier et de Martin Solveig, moments journalistiques plus que gênants. Pulvar était par ailleurs alors femme de ministre, bonne copine de l’actionnaire principal et surtout, totale antithèse de ce que devrait être la personne à la tête d’un tel magazine, quand même toujours officieusement le fan-club combiné de Morrissey, d’Eric Cantona, de Michel Houellebecq et de la teucha à Asia Argento. Autrement dit, il existait une bonne tonne de raisons très valables de penser qu’elle n’avait rien à faire là. Mais elle dégaina donc le Point Pulvar, rabaissant toutes les critiques à du simple machisme: je dérange, clama-t-elle, parce que ce milieu culturel est un milieu d’hommes et que je suis une femme. Et noire, de surcroît. Ce qui était plus vicieux que simplement con. Parce qu’au-delà du Point Pulvar, on semble même se tromper de débat quand on avance que personne n’aurait probablement moufté si le poste avait plutôt été offert à Virginie Despentes, Annette Gerlach ou Christiane Taubira.
Contre l’évangélisme Twittos
C’est que le Point Pulvar est une arme fatale. Dès que franchi, la conversation, le débat ou même la dispute perdent toute forme de cohérence, d’intelligence et de logique. On est alors dans l’affect, les clichés et le conditionnement. Une grille de lecture faussée où la femme est forcément traitée comme du pus parce qu’elle est femme, pas parce qu’elle emmerde son monde ou occupe un poste pour lequel elle est clairement inapte (helloooo, Theresa May). Dès que le Point Pulvar est dégainé, l’homme se transforme immédiatement en digne représentant du patriarcat en délire. C’est de la pure manipulation mentale, à côté de laquelle les « Jedi mind tricks » d’Obi Wan Kenobi passent pour du nougat industriel. Il n’y a plus rien à faire passé le Point Pulvar. « Je déplore complètement son comportement d’idiote mais ce n’est pas en la rabaissant de la sorte que ça va arranger quoi que ce soit. Il vaut mieux laisser tomber », m’a sorti un type, le genre munichois, lors de ma dispute au supermarché. Qu’est-ce que je pouvais bien répondre à ça? Changer de cible et me mettre à le traiter de couille molle? Tenter de lui faire comprendre qu’en vitupérant de la sorte contre la Nabillouche, je n’étais pas dans le rôle d’un martien en train de tenter d’abattre une vénusienne mais bien dans celui d’un être humain combattant l’invasion saturnienne, ces aliens qui lèchent tellement les murs qu’ils en ont le cerveau rongé par le plomb des vieilles peintures. Bien entendu, cette grille de lecture qui est la mienne, à savoir que le monde est majoritairement peuplé d’abrutis, est aussi biaisée que celle voulant que la moindre prise de bec entre un homme et une femme devienne automatiquement une pièce de choix au lourd dossier de l’oppression masculine. Mais le fond de l’affaire, c’est que sont fondamentalement des mèmes, que ces visions sont donc culturellement en concurrence et que pour le bien de tous, il vaut sans doute mieux que je gagne. Voilà pourquoi.
Cette vision des choses, le monde peuplé d’imbéciles, dérive d’une culture (des Monty Python à Fargo en passant par les Snuls et John Fante) sans doute aujourd’hui en perte de vitesse. Or, si on prend en compte la théorie scientifique des mèmes de Richard Dawkins et Susan Blackmore, les cultures connaissent une évolution naturelle comparable à celle des espèces vivantes. Les idées se répliquent, se répandent, règnent et finissent par disparaître et être remplacées. Il se fait justement que dans la sphère culturelle, le foutage de poire et l’art de l’insulte ont désormais à souffrir de l’apparition d’un mème beaucoup plus puissant qu’eux, un véritable super-prédateur né sur les réseaux sociaux. Je parle de cette manie de tout prendre très au sérieux, au premier degré, de parler sans savoir au nom de principes douteux; du retour en force d’une morale pisse-vinaigre elle-même née du retour sur le devant de la scène de toutes sortes de fondamentalismes. Quelques exemples concrets: les blagues sur les gros sont-elles vraiment une forme de racisme? La façon dont s’asseyent les gens dans le métro permet-elle sérieusement de distinguer les dominateurs des opprimés? Est-il franchement raisonnable d’aller chercher le débat sociétal à partir de ce que des personnalités à la con comme Taylor Swift peuvent bien déblatérer? Pourquoi ne peut-on plus gaiement et cruellement insulter une cagole fourrée à l’antimatière sans très vite passer pour un potentiel Bertrand Cantat? Pourquoi aller imposer un débat sur le colonialisme et l’esclavagisme à des types qui ouvrent juste un autre bar à rhums?
La réponse est aussi évidente que simple: à cause de l’évangélisme twittos, de cette culture de moine-guerrier en mission pour le bien d’une humanité qui ne lui a pourtant strictement rien demandé. Ce qui est un mème. Puissant et dangereux. Parce qu’au-delà du Point Pulvar, il y a encore le Point Zorglub. Celui-là doit son nom à l’ennemi de Spirou et Fantasio, l’inventeur de ces zorglondes qui paralysent les individus et leur font perdre toute notion de libre arbitre. C’est ce qui fait qu’il y a aujourd’hui tant d’imbéciles qui commentent les doigts d’autres imbéciles sans ne jamais voir la lune, sans même se demander ce qu’est ce mystérieux rond tout blanc dans le ciel noir juste après le doigt. Or, comme disait l’autre: quand il n’y en a qu’un, ça va. C’est quand ils sont beaucoup que ça fait des problèmes. Sur ce, bonjour chez vous.
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