Laurent Raphaël

L’édito: Zone de turbulence

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

On pensait en être sortis. Ou du moins on feignait de croire qu’on en avait fini avec ce satané virus.

Les vacances s’étant déroulées sans accroc majeur, on commençait à respirer un peu. Au point d’aborder la rentrée avec un certain optimisme, même si dans un coin refoulé de notre conscience les appels à la vigilance des experts gâchaient un peu la fête. Et puis, patatras, en quelques semaines, voire quelques jours, tout s’est emballé. Le pire des scénarios, pourtant annoncé, est devenu réalité. Comme si on payait notre vanité chronique à vouloir domestiquer tout ce qui nous entoure: la nature hier, le virus aujourd’hui. Le retour de manivelle est d’autant plus brutal que le moral était encore en convalescence. La première vague a laissé des traces. Émotionnellement et financièrement. Certains secteurs sont à genoux. Et tout le monde est à fleur de peau. Cette nouvelle poussée de fièvre jette du sel sur des plaies encore vives.

On laisse à d’autres le soin de commenter l’hérésie d’une communication politique à trois étages sur un territoire de la taille d’un confetti, ou le manque de réactivité et d’anticipation de nos dirigeants, ou encore l’inconscience d’une partie de la population qui, par égoïsme ou négligence, s’est obstinée à danser sur un volcan. Mais on ne peut s’empêcher de constater que dans la panique, on nous ressert une fois encore les recettes libérales traditionnelles: sauver l’outil économique (plutôt que la culture, le sport ou l’enseignement) pour préserver la consommation. Toute autre voie est jugée suicidaire. En même temps, on ne peut pas dire que la religion de la croissance nous ait préservés du désastre actuel, ni de celui, climatique, à venir. La crise sanitaire ne serait-elle donc pas l’occasion de changer de paradigme, d’essayer l’utopie plutôt que de se résoudre à la dystopie qui barre l’horizon?

On se prend à rêver d’un pays qui aurait décidé de fermer les commerces non essentiels mais aurait gardé les écoles et les lieux culturels ouverts.

On se prend à rêver d’un pays qui aurait décidé de fermer les commerces non essentiels mais aurait gardé les écoles et les lieux culturels ouverts. Une manière radicale de replacer la décroissance, l’éducation, la lenteur et une forme d’élévation d’esprit au coeur de nos priorités. Et de substituer des valeurs durables au consumérisme vorace. Comme une détox idéologique à grande échelle. Politique-fiction évidemment. Aucun responsable soucieux d’être réélu ne prendra une mesure aussi impopulaire et contraire à la pensée néolibérale qui dirige le monde… et le conduit inexorablement à sa perte. Surtout maintenant que la situation devient tendue et que, par une sorte de réflexe de survie, chacun s’accroche à la bouée la plus proche, fût-elle trouée. La solidarité s’effrite chaque jour un peu plus. Les gens sont à cran faute de perspective. L’incertitude nourrit l’anxiété. À ce propos, il faudra nous excuser si vous constatez dans les prochaines semaines des petites erreurs dans nos pages. Les acteurs culturels naviguent à vue et les programmations sont adaptées en temps réel. Nous faisons de notre mieux pour être à jour mais nous ne sommes pas à l’abri d’un report, voire d’un reconfinement, entre le bouclage (le lundi) et la diffusion du magazine (le jeudi)…

Avec la deuxième vague, on assiste aussi au retour anxiogène d’une saturation de l’espace médiatique. On est bombardés d’informations qui sèment la peur et la méfiance. Au risque de nous transformer en zombies paranoïaques. Seul un autre sujet parvient à percer cet épais brouillard: l’élection présidentielle américaine. Et encore. Il faut bien admettre qu’à part l’enjeu certes monumental de la réélection ou non de Trump, on est loin de l’enthousiasme observé dans le passé. L’Amérique ne ferait-elle plus rêver? « Si les États-Unis ne symbolisent plus le futur et la modernité, c’est parce que le modèle états-unien a montré ses limites. Et en premier lieu sur sa capacité à rendre possible la « poursuite du bonheur »« , écrit l’historien Ludovic Tournès dans Américanisation. Une Histoire mondiale (XVIIIe-XXIe siècle) (éditions Fayard). L’hégémonie culturelle de l’Oncle Sam marque le pas. Son industrie du divertissement ne colonise plus nos imaginaires comme à la grande époque du jazz ou du western. Le signe qu’il est peut-être temps de changer de modèle. Un autre monde est possible…

L'édito: Zone de turbulence
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