Au tribunal, des flagrants délires: la mode des procès sur les réseaux sociaux

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Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

La tendance semble aux menaces de procès sur les réseaux sociaux de Belgique francophone. Facteur fun: on doit cette possibilité procédurière au trublion Costes, chanteur français culte et trash. Facteur pas fun du tout: et si tout ça ressemblait surtout à la Tchécoslovaquie de 1967? Crash-Test S03E30, la chronique judiciaire et juridique de l’année.

Je tartarine bien entendu pour la forme, mais sur les réseaux sociaux de la blogobulle francophone, il semble bien que la saison soit aux plaintes judiciaires, aux accusations de cyberharcèlement et autres menaces de procès en diffamation. Le topo: alors que Marcel Sel est « attaqué » par l’avocat de Michel Collon, Myriam Leroy et Florence Hainaut cherchent à traîner un vieux troll actif depuis perpète devant la justice et moi-même, je me vois en ce moment peut-être bien en passe d’être accusé de cyberharcèlement par un type avec qui j’ai pourtant échangé moins de 2000 signes espaces compris en 6 mois. Tous ces cas ne tiennent pas forcément de l’overdose d’Aperol au soleil de mai. Certaines de ces crispations sont plutôt fondées, d’autres nettement moins. Tout cela n’est pas forcément drôle, non plus, et encore moins intéressant. Ce qui me semble par contre mériter de faire l’objet d’une petite chronique, c’est que l’on doit en fait cette possibilité de traîner quiconque avec qui on se fritte sur Internet en justice notamment à… Jean-Louis Costes. Pas celui des hôtels, le chanteur parisien provocateur, celui qui a notamment sorti un disque à partir des insultes laissées par JoeyStarr sur son répondeur, entre autres (très) grosses imbécilités souvent douteuses, mais régulièrement marrantes. Du moins si on aime l’humour tordu.

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En 1996, ce GG Allin « light » français publie sur son site Web trois textes de son album Livrez les Blanches aux bicots, idioties sexistes et racistes qui tiennent selon ses défenseurs d’une parodie du discours d’extrême droite, mais l’une de ces parodies qui n’avertit pas le public de sa véritable nature avec des loupiottes et des coincoins. C’est que Costes aime jeter le trouble. Forcément, certains n’y voient dès lors que du premier degré, même si ça dit des choses aussi volontairement débiles que « Les Blancs sentent bon, ils sentent le cornichon/Les Noirs sentent mauvais, ils sentent le saucisson… Vendez les Blanches aux bicots/Une Blanche contre un sandwich tunisien/Deux Blanches contre un merguez-frites. » Quelques mois plus tard, différentes associations, dont la LICRA et l’UEJF, assignent Costes en justice pour « incitation à la haine raciale », après son refus de retirer les textes de son site. En 1997, le tribunal de grande instance de Paris déboute toutefois ces associations antiracistes et lui donne raison. Pas sur le fond, juste au motif que les faits sont prescrits. À cette époque, ce qui était publié sur Internet était en effet toujours considéré de la même façon que ce qui est publié dans la presse écrite, c’est-à-dire que trois mois après la date de publication, il y a prescription. Juridiquement parlant, l’infraction n’existe plus.

Cette loi date du XIXe siècle et certains ont profité de l’occasion et des carabistouilles de Costes, jamais clair dans ses intentions, pour tenter de l’updater. S’en est suivi un feuilleton à rebondissements doublé d’une belle bagarre de prétoires, qui ne se terminèrent que 12 ans plus tard, en 2009, avec une jurisprudence confirmée: sur Internet, en France, il n’y a plus de prescription possible. Le délit est continu tant que le propos litigieux reste accessible. Et c’est pareil en Belgique. Ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes, ne fut-ce que parce que ça peut très vite nous faire revenir au XIXe siècle, où les délits de presse étaient courants.

Au XXe siècle, les véritables délits de presse sont en revanche restés relativement rares. C’est que plutôt que de traîner au tribunal journalistes et éditeurs, ce qui reste une entreprise fastidieuse, longue et coûteuse, celui qui s’estimait lésé par une publication recourait plutôt au traditionnel droit de réponse. Une particularité assez perverse de celui-ci est que le rédacteur en chef et l’éditeur gardent un final cut sur la missive envoyée, souvent au détriment de la personne qui cherche à défendre sa réputation. Il leur est légalement obligé de publier tout ce qui répond aux points considérés litigieux dans l’article, mais il leur est aussi permis de couper les insultes, les digressions et autres envolées lyriques. Et puis, surtout, il leur est loisible de répondre au droit de réponse et même de le publier de façon à ce qu’il ne risque pas trop d’être lu, par exemple en fin de journal, entre deux publicités. Cette tradition du droit de réponse était donc loin d’être parfaite, mais avait pour but de garantir la liberté de la presse. Pour se vautrer dans le délit, il fallait donc y aller fort, surtout dans le racisme et la diffamation, ce qu’aucun journal mainstream n’acceptait de toute façon de publier. N’oublions pas non plus qu’un texte paru dans la presse a éventuellement été relu par un correcteur, un éditeur, un rédacteur en chef, un secrétaire de rédaction et parfois même par le service juridique. Pour se retrouver au tribunal suite à ses écrits, il fallait donc vraiment le chercher. Jusqu’à ce qu’Internet permette à n’importe qui de s’autoéditer n’importe comment.

Social justice warriors

Il n’y a d’ailleurs pas que le Web qui a tout chamboulé. On peut dire qu’il y a une vingtaine d’années, la libération de la parole raciste pour raisons identitaires (les vrais fafs…) et/ou plutôt commerciales (Zemmour, Soral…) ainsi que son contre-feu allumé par les associations de défense des uns et des autres ont également considérablement changé la donne. Résultat des courses: tout le monde est désormais bien rapide quand il s’agit de dégainer une mise en accusation formelle. Pourtant, on peut maintenir que Costes, un chanteur qui n’a jamais dépassé le statut de culte obscur malgré plusieurs décennies de carrière, aurait pu être ignoré. C’était une cible facile, même si pugnace sur la longueur, sans doute choisie pour des motifs autres que seulement l’antiracisme. On peut aussi avancer que ces associations toujours vivaces sont les ancêtres des actuels social justice warriors, ces adeptes de la croisade morale continue sur Internet, traquant le moindre dérapage, la moindre vanne outrancière et scrutant le monde au travers d’une grille de lecture disons plutôt binaire, où n’existe aucune nuance de gris, ni aucun relativisme.

Et donc, cette mentalité procédurière, cette manie de tirer sur la manche du juge plus vite que son ombre, me semble s’être considérablement propagée. Comme déjà mentionné plus haut, je ne pense pas que ce soit forcément à chaque coup injustifié, mais il y a tout de même quelque chose qui me dépasse complètement dans cette tendance. C’est qu’on est notamment en fait passé en deux tours de cuillère à pot du bon vieux « don’t feed the troll » (« ne pas nourrir le troll », le nier) à la volonté de l’enterrer vivant, mais pas simplement en se montrant le plus malin devant ses pairs et en l’humiliant sur son propre réseau par des droits de réponse bien ficelés. Non, en allant désormais chercher Papa Flic et Maman Justice pour qu’ils le torgnolent à votre place, en faisant entrer l’adulte dans le bac à sable autrement dit, ce qui revient aussi à sortir le flingue dans une bagarre au sabre, façon Indiana Jones.

Bref, il y aurait bien là quelque chose de souvent complètement disproportionné et même un poil retors, aussi encouragé par un environnement contemporain où la sensibilité victimaire passe avant la présomption d’innocence et la tolérance de l’outrance. Je ne tombe toutefois pas dans le panneau: ce n’est pas la liberté d’expression que l’on assassine, juste la connerie en roue libre que l’on essaye de dompter. J’ai toutefois bien l’impression que la justice n’est plus du tout perçue comme le dernier recours à ce qui se réglait autrefois par une salve verbale bien tournée ou même une baffe dans la gueule. C’est devenu une application de plus sur le bouquet disponible. Un service sur lequel cliquer quand bloquer quelqu’un sur les réseaux sociaux ou lui envoyer des pizzas et des Uber à toute heure du jour et de la nuit ne suffit plus. Perso, ça me troue complètement le fondement que des gens, certes toutes et tous bien un peu demeurés, avec qui j’ai pu me fritter en trois lignes, puissent aller se plaindre non seulement chez des représentants de l’État, mais aussi chez ceux qu’ils considèrent comme mes employeurs dans l’espoir sinon que je me fasse virer de mes jobs, du moins que je me fasse bien taper sur les doigts. Il y a cette volonté de réponse démesurée à la nuisance perçue, de pendre au pommier le couillon qui a volé trois pommes. Ce qui nous amène à une réflexion pas fort jouasse.

En 1967, Milan Kundera publiait La Plaisanterie, un roman où un quidam se retrouvait sous une montagne d’emmerdes suite à une bête blague. C’était bien entendu une dénonciation de tout ce qui clochait dans les dictatures communistes, notamment cette manie d’écouter aux portes, de comprendre tout de travers à cause d’une grille de lecture biaisée et d’aller rapporter des conneries à la police secrète pour tout un tas de mauvaises raisons; police secrète qui prenait par ailleurs la moindre bêtise très au sérieux également pour tout un tas de mauvaises raisons. Et donc, la voilà, ma réflexion pas fort jouasse: et si on remettait ce Kundera au goût du jour, notamment en remplaçant l’appareil d’état tchécoslovaque par des twittos à la sensibilité exacerbée, est-ce qu’on ne tiendrait pas une bien meilleure potentielle série télé d’horreur dystopique au sous-texte très contemporain que The Handmaid’s Tale? Allô Netflix, je crois que je tiens un truc…

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